Rupture historique, recomposition géopolitique, nouvelles alliances, mort des accords Camp David : les qualificatifs ne manquent pas pour tenter de qualifier l’évolution récente de la politique américaine au Moyen-Orient.

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La fin de l’année 2013 a confirmé de manière éclatante qu’une réévaluation en profondeur est en cours à Washington. Le dernier signe a bien sûr été l’accord signé sur le nucléaire iranien, et plus largement le dialogue renoué entre les Etats-Unis et l’Iran, ennemis de (plus de) 30 ans. Ce dégel entre Washington et Téhéran a le potentiel de modifier entièrement la carte géopolitique de la région.

Autre révision radicale, l’annonce en octobre de la suspension d’une partie conséquente de l’aide américaine à l’Egypte, garantie de la paix avec Israël. Une remise en cause de la relation américano-égyptienne pourrait en effet bouleverser l’architecture de sécurité régionale en place depuis la signature des accords de Camp David en 1979 (l’aide américaine à l’Egypte a représenté depuis lors entre 1 à 1,5 milliard de dollars annuels).

La gestion par Washington du dossier syrien est une autre illustration du changement d’attitude vis-à-vis des crises du Moyen-Orient, puisqu’elle a essentiellement consisté pendant près de trois ans à tout faire pour tenir les Etats-Unis à l’écart du conflit. Le dernier coup de théâtre en date a vu Vladimir Poutine « sauver » Barack Obama en lui offrant une porte de sortie honorable après l’annonce maladroite de frappes américaines « toutes petites » pour punir Assad de l’utilisation d’armes chimiques (d’autant qu’Obama risquait l’humiliation de se voir désavouer par le Congrès américain). Obama a saisi au vol l’opportunité offerte par le « joker » russe de neutraliser le dossier syrien – à défaut de le résoudre.

D’où l’inquiétude croissante des alliés de l’Amérique, Israël et Arabie Saoudite en tête, mais également Européens, face à une politique américaine comprise comme un désengagement du Moyen-Orient dont l’objectif serait de faciliter le fameux pivot annoncé vers l’Asie.

Une stratégie américaine « plus modeste » pour le Moyen-Orient

Obama a en effet ordonné cet été une revue stratégique de la politique américaine au Moyen-Orient au sein du Conseil de sécurité nationale (National Security Council ou NSC, qui travaille directement pour le président), revue dont on ne connaît pas tous les détails mais qui a conduit à la définition d’une « stratégie plus modeste » au Moyen-Orient. Ces discussions ont impliqué un cercle étroit de conseillers et auraient vu s’affronter sur plusieurs thèmes la Maison Blanche d’un côté, face au Pentagone et au département d’Etat de l’autre, parfois les deux en même temps comme sur le dossier égyptien (où les départements d’Etat et de la Défense étaient tous deux opposés à une suspension de l’aide américaine au Caire).

Obama PetraCette revue stratégique a produit une nouvelle hiérarchie des priorités américaines pour le Moyen-Orient, dévoilée par le président Obama lors de son discours à l’Assemblée générale de l’ONU à New York en septembre 2013. Obama y énonçait comme postulat de départ la reconnaissance de la relative impuissance des Etats-Unis à peser sur le cours des événements et notamment sur l’évolution interne des pays en plein bouleversement après les révolutions des printemps arabes de 2011, de l’Egypte à la Syrie. Le traitement du dossier nucléaire iranien devient la première priorité des Etats-Unis pour la région, la paix entre Israël et Palestiniens la seconde, le containment de la Syrie la troisième. Tout le reste passe donc au second plan, dont le dossier égyptien.

De là à parler d’une reconfiguration générale des alliances des Etats-Unis dans la région et donc de l’architecture de sécurité issue des accords de Camp David en 1979, il n’y a qu’un pas que beaucoup ont rapidement franchi. Trop vite ? Pour répondre, il faut s’interroger sur les intérêts américains au Moyen-Orient.

Quels sont les intérêts américains au Moyen-Orient ?

Les Etats-Unis ont quatre intérêts stratégiques principaux au Moyen-Orient : le maintien des flux de pétrole et gaz naturel en provenance de la région (flux vital de l’économie mondialisée dont dépendent profondément les Etats-Unis, indépendamment de la révolution énergétique qu’ils connaissent actuellement) ; la gestion de la menace anti-terroriste visant les intérêts et citoyens américains ; la lutte contre la prolifération et la diffusion d’armes de destruction massive ; la survie d’Israël, principal allié américain dans la région.

Ces intérêts n’ont guère changé depuis plusieurs décennies, et la politique américaine a été relativement constante de 1945 à 1990, avec l’objectif affirmé non pas tant de dominer la région, mais de s’assurer que personne d’autre ne le fasse, soit en profitant de conflits existants pour jouer les grands acteurs les uns contre les autres (cf. Irak vs. Iran dans les années 1980), soit en payant certaines pièces maîtresses pour garantir un ordre régional convenant aux Américains (Egypte, Arabie Saoudite). Cet objectif primordial avait un corollaire essentiel : surtout ne pas impliquer les militaires américains directement sur le terrain.

Le tournant est venu en 1991 avec la première guerre américaine contre l’Irak. Double rupture, puisque les Américains interviennent directement et laissent leurs troupes en Arabie Saoudite, avec les conséquences que l’on sait sur l’évolution de Ben Laden et d’Al Qaeda. Cette rupture se mue en erreur stratégique majeure avec la deuxième guerre d’Irak qui va renforcer la position régionale de l’Iran tout en ayant des conséquences désastreuses pour les Etats-Unis, sur le plan humain bien sûr mais également financier et en termes de soft power puisque leur image et leur leadership en sont durablement amoindris.

Nous serions donc en train de vivre une deuxième rupture, liée aux leçons tirées de ces deux dernières décennies. Cette rupture pourrait constituer la première étape d’une remise en cause radicale de l’architecture de sécurité existante (déjà bouleversée par les conséquences des printemps arabes dont on n’a pas encore vu la fin) et des alignements d’alliances régionaux. Avec une interrogation sous-jacente forte : les Etats-Unis n’auraient-ils pas aujourd’hui davantage d’intérêts communs avec l’axe chiite qu’avec l’axe sunnite, au sein duquel se nourrit l’islamisme djihadiste le plus radical ?

Hagel Sissi

Axes chiite vs. sunnite : vers un repositionnement américain ?

Pour mémoire, l’axe chiite, parrainé par Téhéran, comprend, outre l’Iran, ses satellites arabes que sont le Hezbollah libanais, le régime Assad en Syrie, et dans une moindre mesure l’Irak de Maliki, ensemble plutôt défendu par la Russie et la Chine. En face, l’axe sunnite, qui se reconnaît dans la branche dominante de l’islam, comprend l’Arabie Saoudite et l’Egypte en tête, auxquels se joignent les Emirats Arabes Unis, la Jordanie, le Koweït, Bahreïn, le Qatar et le Yémen. A noter qu’il n’y a pas en fait d’axe sunnite complètement uni : d’un côté, on a un axe sunnite monarchique et pro statu quo sous le leadership de l’Arabie Saoudite, de l’autre l’axe sunnite affilié aux Frères Musulmans qui s’est renforcé depuis les printemps arabes sous le leadership de la Turquie et, jusqu’au récent renversement de Morsi, de l’Egypte. Jusqu’à présent, les Occidentaux, Etats-Unis en tête, soutenaient l’axe sunnite. C’est bien ce statu quo que pourrait bouleverser une normalisation Téhéran-Washington.

Pour autant, il ne faudrait pas aller trop vite en besogne. Certes, il est tout à fait envisageable qu’à long terme une Amérique auto-suffisante du point de vue énergétique s’éloigne de l’Arabie Saoudite et se rapproche de Téhéran si cela permet un meilleur équilibre régional et donc une gestion plus facile des crises. Mais Washington n’a aucune raison de rompre avec les uns pour avoir des relations normales avec les autres. Le scénario le plus plausible, et le plus rationnel de la part de Washington, est celui de la stratégie de « offshore balancing », difficile à traduire mais qui fait référence à la notion d’équilibre des puissances dirigée en sous-main (de loin) par les Etats-Unis – en somme, un retour à la philosophie qui prévalait avant la rupture de 1991.

Par ailleurs, les Etats-Unis n’ont aucun intérêt à abandonner le Golfe à la domination iranienne, et ils n’en ont d’ailleurs pas la moindre intention. Dès le lendemain de la signature de l’accord de Genève avec l’Iran, le Pentagone déclarait d’ailleurs qu’aucun changement n’était prévu à la posture militaire américaine dans le Golfe. Deux jours plus tard, la Marine américaine annonçait même qu’elle renforçait sa présence à Bahreïn, QG de la 5ème flotte américaine. Enfin début décembre 2013, le secrétaire à la Défense Chuck Hagel s’est rendu en personne dans la région et a profité de son passage à Bahreïn pour détailler dans un discours remarqué l’ensemble des forces militaires américaines dans la région (35 000 hommes dont 10 000 pré-positionnés, 40 navires de guerre, les équipements les plus avancés notamment les F-22, enfin le déploiement prévu de Littoral Combat Ships face à l’Iran pour 2018).

Une mise à distance de la région

La période actuelle peut être caractérisée comme une phase, peut-être transitoire, de mise à distance du Moyen-Orient par Washington, définie côté américain par la volonté affichée de retrouver des relations plus normales non seulement avec des ennemis comme l’Iran, mais aussi avec des alliés un peu trop proches comme l’Arabie Saoudite et Israël – voire même avec la volonté secrète que cela fasse rentrer dans le rang ces deux alliés que l’assurance d’une relation spéciale avec Washington a rendu souvent difficiles, alors qu’ils n’ont guère d’alternative en termes de garantie de sécurité.

La politique américaine actuelle constitue en effet un désengagement par rapport aux deux décennies passées (en raison du constat d’échec des interventions américaines de toute forme des deux dernières décennies) – mais sur le long terme, Washington renoue plutôt avec son approche antérieure, dont la continuité avait été rompue, on l’a vu, par les présidents Bush père puis fils (et dont on peut d’ailleurs voir l’origine dans les deux cas dans la présence de plusieurs conseillers obsédés par l’Irak, à commencer par Paul Wolfowitz, qui a travaillé pour Dick Cheney au Pentagone sous Bush père puis à la vice-présidence sous Bush fils).

Obama UN 2013Cette mise à distance par Washington passe par l’acceptation d’une plus grande volatilité dans la région, ce qu’Obama a exprimé à l’ONU lorsqu’il a dit que les Etats-Unis reconnaissaient que leur influence était limitée, et que l’évolution interne des pays de la région et l’augmentation des tensions religieuses entre chiites et sunnites ne pouvaient être réglées par des interventions extérieures. Le président américain affirmait ainsi qu’il n’était plus question (pour l’instant) d’engagement militaire américain direct comparable aux décennies passées.

C’est bien le sens premier de la priorité mise à un rapprochement américano-iranien, puisque c’est en effet en Iran que les Etats-Unis couraient le plus grand risque immédiat de se retrouver embarqués (avec Israël) dans une nouvelle intervention militaire au Moyen-Orient.

En désamorçant cette éventualité, Washington peut donc se concentrer ailleurs, comprendre en Asie, où la conflictualité est en hausse et où le pivot américain est d’ores et déjà engagé. Comme le disait dans les années 1990 le dernier ambassadeur américain en Yougoslavie, Warren Zimmerman, « même une grande puissance a du mal à gérer plusieurs crises à la fois ».

Le grand jeu d’Obama et le face-à-face Etats-Unis-Chine

L’ironie est bien sûr que la Chine semble avoir voulu tester immédiatement la détermination américaine à pivoter et notamment à défendre ses alliés dans le Pacifique. Le jour-même de la signature de l’accord avec l’Iran à Genève, Pékin prenait la décision unilatérale d’imposer une nouvelle « zone d’identification aérienne » heurtant directement les intérêts japonais – test auquel les Etats-Unis ont répondu on ne peut plus clairement en envoyant sans attendre (et sans prévenir les Chinois) deux B-52 patrouiller la zone.

Le face-à-face Etats-Unis-Chine ne fait que commencer. Et le nouveau grand jeu d’Obama se déploie fidèlement à ce que le président américain annonçait dès son arrivée au pouvoir en 2009 : « je suis le premier président américain du Pacifique ».

Ce grand jeu est inséparable d’une percée historique avec l’Iran rebattant les cartes du Moyen-Orient, comme en son temps le rapprochement de Nixon avec la Chine de Mao avait bouleversé la donne mondiale. Il inclut la possibilité d’utiliser la carte russe pour neutraliser certains dossiers brûlants, à défaut de les résoudre – ce que le secrétaire d’Etat John Kerry semble également avoir bien compris. Il implique aussi un désintérêt croissant pour l’Europe, y compris vis-à-vis des appétits russes en Europe centrale, que Washington laisse l’UE gérer, sans même se mêler du dossier ukrainien – autre tournant de taille par rapport aux ères Bush et Clinton. Obama pratique sur ces choix stratégiques un unilatéralisme qui s’embarrasse peu des susceptibilités des alliés européens, israélien ou saoudien.

Pour conclure sur le Moyen-Orient, les nouvelles priorités américaines ne suffisent pas à définir une véritable stratégie des Etats-Unis en l’absence d’objectifs clairement affichés, y compris après la revue stratégique de l’été. C’est sans doute là ce qui perturbe le plus les alliés traditionnels des Etats-Unis, dans la région comme en Europe : que veut Washington du Moyen-Orient ? La seule réponse pour l’instant semble être : surtout, avoir la paix, ne pas être dérangé. C’est bien ce que disait Susan Rice à demi-mot lors d’un récent entretien au New York Times : « le monde est vaste et nous avons des intérêts et des opportunités partout ».