Voici des extraits d’un long entretien donné en mars 2013 au site d’information BH Info à la sortie du livre. J’y évoque mon intérêt pour la Yougoslavie, la manière dont j’ai travaillé et fait mes recherches, les difficultés que j’ai rencontrées dans l’enquête, la question des lobbies, des agences de relations publiques et de la propagande…
Zehra Sikias BH Info : Votre livre est un précieux document, une chronologie des évènements en ex-Yougoslavie qui explique l’éclatement de la guerre ainsi que la politique mondiale relative à ces évènements. Quand et comment avez-vous commencé à vous intéresser aux Balkans ?
Maya Kandel : La Yougoslavie est entrée dans ma vie quand j’étais enfant, par le biais d’une pianiste merveilleuse, Biljana Urban, qui m’a initiée au piano et à la musique ; elle était toute jeune, avait débarqué seule à Paris, ma mère l’a aidée à s’installer, et rapidement elle a fait partie de notre famille. A l’époque, je ne savais pas qu’elle venait de Croatie et était serbe, pour moi elle était « yougoslave » ; j’étais de toute façon imprégnée de l’image idyllique et rêvée de « la Yougoslavie de Tito », du mouvement des non-alignés, de l’autogestion qui prévalait dans mon entourage. Enfant, mon feuilleton préféré était Zora la Rousse, la « sauvageonne (yougoslave) au cœur pur qui combat pour qu’un jour nouveau se lève sur la liberté ». Et mon livre de chevet reste L’usage du monde de Nicolas Bouvier, dont tout le début se passe en Yougoslavie, dans les années 1950…
Et puis la guerre a commencé, d’abord en Croatie l’année où je passais mon bac, puis en Bosnie pendant mes années d’études à Sciences Po, que j’ai terminé en 1995 juste avant les accords de Dayton. J’ai été très marquée par ces guerres qui se déroulaient au cœur de l’Europe, à deux heures d’avion de Paris, alors qu’on « fêtait » la fin de la guerre froide. Les guerres et les morts de l’ex-Yougoslavie semblaient à la fois proches et lointaines, tragiques, incompréhensibles ; mais à Sciences Po j’étudiais l’histoire de l’Europe, les relations internationales, la science politique, alors bien sûr j’ai voulu comprendre ce qui se passait, j’ai commencé à étudier les Balkans, à choisir les exposés sur les guerres yougoslaves. En 1996, je suis partie vivre à New York et à l’Université Columbia j’ai pu suivre les cours de Warren Zimmermann, le dernier ambassadeur américain en Yougoslavie, qui enseignait la diplomatie et nous a fait beaucoup travailler sur les Balkans. Les guerres de la Yougoslavie l’obsédaient, c’était un cours passionnant, il a partagé son expérience, des documents, des anecdotes.
– Pourquoi avez-vous choisi le titre « Mourir pour Sarajevo ? » Pourquoi le point d’interrogation ?
En réalité, c’est mon collègue et ami, le Colonel Michel Goya, l’auteur du prologue du livre, qui a trouvé ce titre (je voulais le sous-titre « Les Etats-Unis et l’éclatement de la Yougoslavie » car le livre traite du point de vue américain).
Le point d’interrogation exprime le questionnement présent dans tous les débats aux Etats-Unis pendant cette période, sur la question de l’intervention : fallait-il intervenir pour faire cesser ce que les Américains (et le reste du monde) ont d’abord vu comme une guerre civile ? Fallait-il risquer la vie des soldats américains, fallait-il mourir pour Sarajevo ? La question sous-jacente était bien sûr celle des intérêts américains dans les Balkans, c’est une question que tous les responsables politiques doivent se poser avant d’engager la vie de leurs jeunes soldats, surtout quand le pays n’est pas attaqué ni menacé par un danger précis. Bien sûr, les partisans de l’intervention avançaient la responsabilité morale de l’Amérique. Mais d’autres, les responsables militaires notamment, étaient beaucoup plus réticents, évoquaient le Vietnam, ou encore le Liban.
– Mourir pour Sarajevo ? raconte en détails la politique menée par les Etats-Unis, la longue procédure de prise de décisions importantes pratiquée aux Etats-Unis, qui a fini par coûter des milliers de morts en Bosnie. En faisant votre recherche, avez-vous eu des difficultés pour avoir l’accès à la documentation ?
Non, je n’ai pas vraiment eu de difficultés pour avoir accès aux documents. Les Etats-Unis sont une démocratie très ouverte ; à la limite, la difficulté viendrait presque de la surabondance de documents ! Les débats, les auditions au Congrès sont facilement accessibles, y compris en grande partie sur Internet – mais cela représente des milliers de pages à lire. Les contributions aux dépenses de campagne, qu’on obtient sans problème à la Commission fédérale électorale (FEC), représentent des centaines de pages par élections et par parlementaires. Les déclarations des lobbyistes sont également accessibles, mais là encore il faut savoir où et comment chercher.
James Harff, le patron de l’agence Ruder Finn m’a donné un accès complet aux archives de son agence, les courriers échangés, les documents qu’il avait conservés émanant du côté serbe, tout. Ensuite, s’agissant des acteurs impliqués, la plupart ont accepté sans problème de me recevoir à Washington, pour des entretiens souvent longs et détaillés ; pour les personnes qui ont suivi les guerres yougoslaves, qui se sont impliquées côté américain, la guerre en Bosnie reste une expérience qui les a beaucoup marqués.
Mon principal regret est de ne pas avoir pu discuter avec davantage de personnes ayant travaillé pour le côté serbe : j’ai dû me contenter des archives et autres documents, car la plupart ont refusé de me rencontrer.
– Pour un citoyen lambda et naïf, « l’achat des opinions publiques », l’existence même d’une agence tel Ruder Finn, où tout le monde pourra se procurer une opinion souhaitée jusqu’au lobbying, c’est choquant. Dites-nous un peu plus sur la bataille des relations publique entre les Serbes, les Croates et les Bosniaque ?
D’abord, il ne faut pas être naïf, le lobbying, la communication politique, les agences de relations publiques, tout cela existe aussi chez nous en Europe et bien sûr en France. Il ne s’agit pas d’acheter mais d’influencer l’opinion publique, ce que fait la publicité depuis bien longtemps pour nous faire consommer tel ou tel produit ; les relations publiques ne sont qu’une forme particulière de publicité. Il faut relire le livre Propaganda d’Edward Bernays, neveu de Freud (ce n’est pas un hasard), qui le premier avait théorisé les principes de cette industrie, dans les années 1920. Mais aux Etats-Unis, contrairement à la France notamment, le lobbying fait partie intégrante du processus politique, il est même institutionnalisé au cœur du système, régi par des règles précises – et donc beaucoup plus transparent, puisque les lobbyistes doivent s’enregistrer et décrire leurs activités : ces rapports, publics et accessibles, sont une mine d’or pour le chercheur.
Sur le cas de la bataille des relations publiques entre Serbes, Croates et Bosniaques aux Etats-Unis, j’ai dû mener une contre-enquête par rapport à un fait très colporté et encore très présent sur Internet, le rôle de Ruder Finn, engagé par les Croates puis les Bosniaques (puis les Kosovars). Il y a beaucoup de fantasmes là-dessus, et de contre-vérités : en particulier, les écrits et sites ne mentionnent jamais que le côté serbe avait lui-même entrepris un effort très important de relations publiques aux Etats-Unis, avant les autres et en embauchant davantage de gens, pour une somme bien supérieure.
Ce que je pense avoir démontré dans le livre, et qui est rassurant, c’est que l’argent ne suffit pas et n’explique pas tout : car à cette aune, les Serbes auraient gagné haut la main et les politiques américains seraient intervenus en leur faveur. Ce sont les faits sur le terrain, relayés par les médias, qui ont joué un rôle déterminant. Mais en effet, la bataille de l’information et de la communication a été rude – même si là encore, il n’y a « rien de nouveau sous le soleil », la propagande (ou la « communication ») a toujours fait partie intégrante de la guerre.
– Très peu de gens savent que les organisations juives étaient aux côtés des Bosniaques et vous parlez beaucoup de cette aide importante dans ce livre. Pouvez-vous nous dire combien ils ont contribué au travail de sensibilisation d’opinion américaine et dans quelle mesure ont-ils influencé la politique américaine?
Là encore, j’ai travaillé en forme de contre-enquête car il y a encore beaucoup de fantasme autour de l’opinion juive-américaine qui aurait été « achetée » par Ruder Finn – ce qui déjà sous-entend que l’on peut acheter les opinions, une absurdité de nos jours où les gens sont bien conscients des stratégies de communication et ne se laissent pas manipuler si facilement (curieusement, ce sont même les adeptes des théories du complot qui sont justement les plus aisément manipulables par leurs propres théories, mais passons). Pour revenir aux Balkans, je montre en particulier que les Serbes avaient également tenté de séduire les Juifs-Américains, en particulier au Congrès. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques étonnantes des guerres de l’ex-Yougoslavie, le sentiment (ou la volonté, ou la stratégie) d’identification au peuple juif de la part des Serbes comme des Bosniaques.
Pour mes recherches, j’ai rencontré les responsables de plusieurs organisations juives-américaines qui ont été très mobilisées sur les Balkans, pour dénoncer ce qui se passait en Bosnie et appeler à une intervention américaine. Il faut comprendre que ces organisations, mobilisées aussi sur le Darfour par exemple, s’impliquent quand un peuple ou une religion sont visées en tant que tels dans un conflit, ce qui était le cas en Bosnie. C’est un engagement qui est bien sûr lié à l’expérience des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, à l’Holocauste.
Cette mobilisation a joué un rôle important dans la sensibilisation de l’opinion américaine et des élus du Congrès : quand une organisation juive dénonce un génocide ou un danger de génocide, on sait qu’elle n’emploie pas le terme à la légère. Surtout, ce qui a été crucial, c’est qu’elles ont agi de concert avec d’autres organisations religieuses, en particulier musulmanes : en 1995, au moment de Srebrenica, toutes les organisations religieuses, même les Mormons et les Quakers, pourtant viscéralement pacifistes et opposés à l’usage de la force, ont appelé à une intervention en Bosnie ; seules les églises orthodoxes sont restées à l’écart. Or la religion a encore une place importante dans la société et la vie politique américaines.
– Vous expliquez que l’action « Lift and strike » a été ralentie par la situation en Somalie et en Iraq. Mais est-ce qu’il n’y avait pas que cela?
Ce que j’explique c’est que, au moment où la guerre aurait peut-être pu être évitée par une implication plus forte des Etats-Unis, Washington était occupé avec la (première) guerre en Irak, et préoccupé par la situation en Union soviétique, dont l’éclatement inquiétait davantage, car comme l’a dit James Baker à l’époque, l’URSS c’était « une Yougoslavie avec des armes nucléaires ». Il faut se souvenir que la guerre du Golfe commence en février 1991 ; en août 1991, il y a le coup d’Etat manqué contre Gorbatchev à Moscou ; et en décembre 1991 l’Union soviétique disparaît. Comme l’a fait remarquer l’ambassadeur Zimmermann, alors encore en poste à Belgrade, « même une grande puissance a du mal à gérer plusieurs crises en même temps ».
La Somalie, c’est aussi une situation dramatique qui s’aggrave en 1992 alors même que la guerre s’installe en Bosnie. Le choix américain d’envoyer des soldats à Mogadiscio plutôt que Sarajevo est lié à l’élection de Bill Clinton en novembre 1992 : Clinton avait dénoncé la passivité de son prédécesseur et même déclaré pendant l’été 1992 que lui, il « bombarderait les Serbes ». Les militaires américains savaient, ou pensaient savoir, que la solution ne pouvait être aussi simple. Alors, quand Clinton a été élu, mais avant qu’il n’entre en fonction (trois mois s’écoulent aux Etats-Unis entre l’élection et la prise de fonction), le chef d’Etat–major Colin Powell, vainqueur de la guerre du Golfe, très marqué par le Vietnam et tout à fait contre une intervention au sol dans les Balkans, a indiqué au président Bush (père) qu’il pouvait envoyer des troupes en Somalie pour acheminer l’aide humanitaire. C’était une manière de montrer que les Etats-Unis ne se désintéressaient pas du reste du monde, qu’ils n’intervenaient pas « que pour le pétrole ». Et cela rendait plus difficile une intervention simultanée en Bosnie.
Mais pour revenir à votre question sur le « lift and strike », la raison principale est double : elle tient à la division des Européens ; et surtout à la présence de plusieurs milliers de casques bleus (européens) au sol, dont la vie aurait été mise en danger par des bombardements américains ; et qui pouvaient être pris en otages (ce qui s’est d’ailleurs produit par la suite). En 1995, quand l’OTAN a finalement bombardé, c’est aussi parce que les casques bleus avaient été redéployés. Ce qui a rendu le lift and strike impossible au début, c’est le choix d’un traitement « humanitaire » du conflit et la volonté de rester « neutre ». Bombarder est un acte de guerre, et il est difficile de mener une guerre sans désigner d’ennemi.
– Avec ce livre, vous avez contribué à éclairer la guerre en Bosnie-Herzégovine, la manière dont la Yougoslavie s’est désintégrée. Tous ceux qui disent qu’ils ne comprennent rien dans les Balkans, après avoir lu votre livre, ne pourront plus dire cela. Est-ce qu’il y a quelque chose que vous n’avez pas dit dans ce livre ?
Je vous remercie de ce commentaire, qui me touche beaucoup. Il y a sûrement des choses que je n’ai pas dites parce que j’aurais pu encore travailler des années sur ce sujet et continuer à découvrir et apprendre des choses. Mais six ans de thèse, un an de réécriture, c’était déjà beaucoup. J’ai dit tout ce que je pouvais écrire en étant sûre de mes sources.
– En tant que chercheur, avez-vous une idée de quelle manière cette guerre aurait pu être évitée ?
C’est une question qu’on se pose forcément, et qui est aussi l’une des plus difficiles. Sans doute la guerre aurait pu être évitée, mais jusqu’où faut-il remonter ? Les Européens auraient-ils pu faire mieux en se penchant plus tôt sur la situation yougoslave ? Et les Américains, s’ils n’avaient pas abandonné la Yougoslavie dès 1989 ? Est-ce que la guerre aurait eu lieu si la Guerre froide s’était terminée avant, alors que Tito était encore en vie ? Est-ce que rien ne se serait produit si Milosevic n’avait pas été envoyé au Kosovo en 1987 ?
Il y avait des tendances lourdes dans les républiques yougoslaves, une situation économique critique, des évolutions inquiétantes, mais je ne crois pas que la guerre était inévitable. Mais il suffit parfois d’une étincelle, d’un homme pour changer le cours de l’histoire.
– Vous êtes une spécialiste renommée des Etats-Unis qui, en Bosnie, sont le vrai maître du pays, ceux dont la parole est écoutée et entendue. Est-ce que cela restera comme ça dans l’avenir ? Quel est l’intérêt des Etats-Unis en Bosnie ? Est-ce que vous croyez que l’Union européenne réussira à prendre un jour cette place et gagner confiance de la population après que elle n’a rien pu faire pour arrêter le conflit ?
Les Américains auront toujours un intérêt en Bosnie, celui de sauvegarder ce qui reste l’un de leurs grands succès diplomatiques des années 1990, les accords de Dayton qui ont mis fin à la guerre. Mais ils ont désormais transféré la charge des Balkans à l’UE, et ils se détournent aujourd’hui de l’Europe pour se tourner vers l’Asie. L’UE saura-t-elle gagner la confiance de la Bosnie ? Elle a bien du mal à inspirer la confiance ces temps-ci, en Bosnie comme ailleurs en Europe. Mais il faut l’espérer car la Bosnie est européenne. Et les Bosniens, comme les autres Européens, le savent.
— Mars 2013