Je publie un article dans le dernier numéro de la revue Le Débat sur le débat d’idées au sein de la droite américaine, notamment sur les sujets de politique étrangère, un de mes thèmes de recherche de longue date.

Voir aussi sur ce sujet ce post plus récent, sur mon étude pour l’IFRI publiée en mars 2023

L’article présente les principaux traits et les lignes de fracture du débat intellectuel à droite, autour d’un nouveau « conservatisme national » en gestation.

Je m’intéresse ici aux efforts de cette nouvelle droite américaine pour redéfinir la vision du monde des Etats-Unis – un débat en cours, où s’affrontent deux principaux courants (pour la gauche, voir Une politique étrangère « de gauche » est-elle possible aux Etats-Unis?).

L’article complet (Le conservatisme national américain) propose une synthèse de mes récents travaux, lectures, rencontres et déplacements, sur la redéfinition de la droite américaine et ses acteurs intellectuels, qui tentent de théoriser « à rebours » le trumpisme (pour conserver les électeurs de Trump). Le plan de l’article est le suivant:

  • Introduction: le conservatisme national américain
  • Un moment anti-libéral
  • La constellation nationaliste : crise et redéfinition du conservatisme
  • Nationalisme chrétien et nouveau réveil religieux
  • Choc des civilisations ou tentation isolationniste?
  • Un exercice intellectuel en phase avec l’opinion
  • Conclusion: Un avenir incertain pour le rôle américain dans le monde

Je reproduis à la suite introduction et conclusion, ainsi qu’un court extrait sur les caractéristiques ce « moment anti-libéral » aux Etats-Unis (voir le sommaire du numéro et l’article sur le portail CAIRN).

trump flag

  • Introduction

Si le trumpisme a une essence, « cette essence est le nationalisme[1] ». La victoire de Donald Trump en 2016 a redéfini le parti républicain et cette nouvelle droite américaine se caractérise avant tout par une renaissance nationaliste. Le mouvement conservateur, armature intellectuelle du parti républicain, tente aujourd’hui de théoriser les « instincts » de ce président hors-normes, en accord avec le nouveau socle électoral du parti, afin de conserver ces nouveaux électeurs qui ont porté Trump et le GOP au pouvoir, à la présidence comme au Congrès.

Cette « théorisation à rebours » du trumpisme éclaire l’évolution de ce populisme à l’américaine, un national-populisme (ou néonationalisme ou « conservatisme national »), dont les résonnances sont nombreuses avec les populismes européens et en particulier avec la théorisation orbanienne de la démocratie « illibérale » chrétienne. Mais ce renouveau nationaliste américain a également ses spécificités, liées à l’histoire du pays, à la construction de son identité et de son rapport au monde.

Trois grands traits caractérisent ce « conservatisme national », qui entend donner un vernis intellectuel au trumpisme, bien qu’il ne cite guère Trump : une forte dimension religieuse, la religion chrétienne étant définie  comme l’un des trois fondements de l’identité nationale américaine (« la Bible, la langue anglaise et l’héritage juridique britannique ou common law ») et brandie contre les évolutions sociétales impulsées par les démocrates ; la réhabilitation du rôle de l’Etat, contre la mondialisation « néolibérale », considérée comme dominée de plus en plus par la Chine, rôle de l’Etat dans la politique industrielle et commerciale, ainsi que par le biais des sanctions et autres mesures extra-territoriales ; enfin, le refus du rôle de gendarme du monde, répudiation de l’interventionnisme caractéristique aussi bien des démocrates centristes que des néoconservateurs, désormais honnis par la nouvelle droite.

Comme pour tout nationalisme, le rapport au monde, à l’autre, est central. Un homme, Yoram Hazony, et son livre sur « la vertu du nationalisme » ont joué un rôle central pour fédérer cette évolution déjà en germe par ailleurs. Le propos de Hazony, sur lequel nous reviendrons, éclaire la transformation du mouvement conservateur en nouvelle constellation nationaliste, même s’il n’en constitue qu’une facette.

Un autre marqueur important est l’illibéralisme, ou plus précisément l’anti-libéralisme, dont certaines caractéristiques sont propres aux Etats-Unis mais qui participe d’un mouvement contemporain plus global.

Enfin, le rejet de la politique étrangère américaine récente occupe une place centrale : mais la question du rôle des Etats-Unis dans le monde est également le point le plus confus de cette nouvelle mouvance, écartelée entre des pôles presque opposés.

Un moment anti-libéral

Le présupposé de départ de ce renouveau nationaliste américain est que le trumpisme a un avenir indépendant de celui de Trump, et que cet avenir est nationaliste, religieux, et anti-libéral : le point de départ est bien d’entériner l’évolution du socle électoral républicain et d’adapter la ligne du parti à l’électorat trumpiste, y compris, voire surtout, pour préparer l’après-Trump.

Cet anti-libéralisme doit se comprendre sur trois plans, car il joue délibérément sur des confusions sémantiques savamment entretenues. Le premier plan rapproche le national-populisme américain de ses homologues européens et notamment hongrois et polonais : cet « illibéralisme » doit en effet se comprendre à l’aune de la théorisation orbanienne de la démocratie chrétienne comme « démocratie illibérale », définie par Viktor Orban dans un discours fondateur de 2014. Les nationaux-conservateurs américains jouent, comme le Premier ministre hongrois, sur les ambiguïtés du terme « libéral », pour rejeter d’abord les valeurs « libérales » au sens de « progressistes », des droits des minorités jusqu’à la notion même d’universalisme. Il s’agit de restaurer les traditions nationales et chrétiennes du pays.

Mais anti-libéral doit aussi se comprendre au sens d’anti-néolibéral : les nationaux-conservateurs américains critiquent en effet les excès de la dérégulation des années Reagan, la « dénationalisation » des multinationales et de leurs actionnaires, et l’augmentation sans précédent des inégalités, destructrices pour les classes moyennes et populaires qui ont construit l’Amérique. Cette critique considère que la mondialisation néolibérale a profité à la Chine, avec la complicité d’une élite économique et politique américaine au mépris du peuple : il s’agit bien d’un nationalisme brandi contre la mondialisation, et qui entend réhabiliter le rôle de l’Etat dans l’économie, notamment par la politique industrielle, terme oublié du lexique américain depuis plusieurs décennies et qui fait ainsi un grand retour.

Enfin, c’est un rejet du libéralisme en politique étrangère, qui s’oppose aussi bien à ceux que l’on appelait des années 1990 jusqu’à l’intervention en Libye en 2011 les « faucons de gauche », favorables aux interventions humanitaires, qu’aux néoconservateurs de l’administration de George W. Bush, qui entendaient promouvoir la démocratie dans le monde, y compris par la force. C’est un rejet de ce que les Américains appellent « l’ordre libéral international », terme qui désigne l’architecture de sécurité et ses institutions internationales, construites et garanties par Washington depuis 1945, considérées désormais comme obsolètes, contraignantes pour la souveraineté américaine et contre-productives car utilisées par les adversaires des Etats-Unis à leur avantage. On note ici la convergence de cette vision critique de la mondialisation et de la politique étrangère américaine avec la vision défendue par Vladimir Poutine depuis 2007 et par les populistes européens à sa suite, une vision alternative des relations internationales qui se présente comme la principale critique du système international existant[2]. Le néonationalisme américain participe ainsi d’une crise de la mondialisation « occidentale », voire d’une crise existentielle plus large de l’Occident, attaqué par des rivaux ascendants, traversé de courants contradictoires, tous – à l’intérieur des sociétés occidentales comme à l’extérieur – réagissant à son déclin relatif.

La constellation nationaliste : crise et redéfinition du conservatisme

Nationalisme chrétien et nouveau réveil religieux

Choc des civilisations ou tentation isolationniste?

Un exercice intellectuel en phase avec l’opinion

  • Conclusion: Un avenir incertain pour le rôle américain dans le monde

La politique étrangère est à la fois au cœur du conservatisme national, tout en constituant la grande faiblesse de ce mouvement, en raison de la confusion qui y règne, et des questions existentielles que son évolution pose pour le pays. Car les Etats-Unis se sont toujours définis par l’exceptionnalisme, la conviction d’avoir un rôle unique à jouer dans le monde : or le retrait ou l’isolationnisme supposent un renoncement, celui d’une posture hégémonique à l’international. Le sénateur républicain Josh Hawley, plus jeune élu du Sénat, dans son discours de clôture de la conférence sur le conservatisme national, a semblé vouloir, comme Trump, tourner la page de la dimension missionnaire de la politique étrangère américaine : « l’Amérique ne va pas ressembler au reste du monde, et le reste du monde ne ressemblera pas à l’Amérique ». Mais en rejetant l’exceptionnalisme, les Etats-Unis deviennent une puissance normale. C’est d’ailleurs aussi le sens de la politique de Trump, et sa réélection entérinerait cette évolution américaine.

Mais tous n’envisagent pas la politique internationale comme une simple « compétition géoéconomique ». Ainsi le conservatisme national revendique également la dimension idéologique de la compétition internationale, invoquant une double « guerre globale des idées » opposant l’Occident au reste du monde, mais opposant aussi à l’intérieur de l’Occident nationalistes et globalistes.

Ainsi, le même sénateur Hawley dénonçait dans un discours récent « l’idéologie globaliste dominante dans de nombreux pays européens, notamment l’Allemagne et la France d’Emmanuel Macron », idéologie désignée comme « progressisme transnational », vision « post-souverainiste », ou « universalisme progressiste »[3].

Répétant que le but de la politique étrangère américaine n’est plus de transformer le monde, il mettait l’accent sur la fondation du pays, « construit et développé par les travailleurs, les classes moyennes », plaidant pour un « ordre international respectant notre caractère national, qui est d’être une nation avant tout commerciale ».

Or, « une nation commerciale ayant besoin d’accès aux marchés dans toutes les régions du monde », Hawley concluait donc en indiquant que ce n’était possible que « si aucune région n’est contrôlée ou développée par une autre puissance », et que la politique étrangère américaine devait donc empêcher toute autre puissance hégémonique, en particulier sur l’Europe et l’Asie.

Hawley concluait son discours fondateur sur une stratégie aux accents de containment (endiguement), cette fois à l’encontre de la Chine, dont « la volonté de domination constitue la plus grave menace sécuritaire pour les US dans ce siècle ». Ce discours est proche de celui de Tom Cotton ou Nikki Haley, autres figures emblématiques de la jeune garde républicaine et prétendants à la succession de Trump, qui continuent par ailleurs comme Hawley de faire allégeance totale au président actuel tout en développant un discours ambigu à l’international, discours qui séduit les républicains plus classiques, y compris néoconservateurs. Un discours très loin de celui de l’isolationniste Carlson.

Ce débat n’est pas encore tranché.

=> Article complet (Maya KANDEL Le Débat Le conservatisme national américain)

NOTES:

[1] Christopher DeMuth, “Trumpism, Nationalism, and Conservatism”, Claremont Review of Books, Winter2019.

[2] Voir mon précédent article dans Le Débat « Une politique étrangère populiste ? »,

[3] Senator Hawley’s Speech on Rethinking America’s Foreign Policy Consensus (site du sénateur), November 12, 2019.