Je publie ci-dessous un extrait de l’entretien que j’ai donné au Monde et que vous pouvez lire ici.
C’est un sujet que j’avais déjà traité ici sur ce blog. Le conservatisme national dont il est question ici n’est que l’un des mouvements qui se disputent l’héritage de Trump – et plus précisément ses électeurs.

Trump est décrit comme un politicien impulsif, un populiste dépourvu de toute cohérence idéologique. Or vous dites au contraire que le trumpisme existe et que « son essence est le nationalisme ». Pourquoi ?
Ce n’est pas contradictoire ! Trump a longtemps été plus proche des démocrates que des républicains – par ses contributions de campagne ou ses prises de position « libérales », comme sur l’avortement. Mais Trump n’est pas un idéologue ni un intellectuel, c’est d’abord un homme d’affaires, un businessman – et un showman. Ce qui a fait sa notoriété si ce n’est sa fortune, c’est le show de téléréalité « The Apprentice » [sur NBC]. Et il faut lui reconnaître sa maîtrise de la communication et sa domination du message médiatique. Trump a aussi bénéficié d’opérations très fines de recueil des données (par le biais de l’entreprise spécialisée Cambridge Analytica notamment). Cela lui a permis de calibrer des messages précis, à destination de groupes d’électeurs constitutifs du Parti républicain – puisque c’est dans les primaires républicaines qu’il a choisi de concourir en 2015. Cela éclaire par exemple son alliance avec le mouvement antiavortement et plus largement avec les évangéliques, à qui il a promis de nommer « leurs » juges – des choix sans rapport avec ses convictions personnelles.
Ce sont d’autres qui ont théorisé pour lui. Steve Bannon tout particulièrement, recruté à l’été 2016, qui a insufflé les thématiques de l’alt-right dans la campagne trumpienne, a soufflé à Trump ses points communs avec Andrew Jackson [7e président des Etats-Unis, connu pour son populisme en politique intérieure et sa politique de « nettoyage ethnique » des Amérindiens] dont il a accroché le portrait dans le bureau Ovale ; Steve Miller, son conseiller sur l’immigration ; Yoram Hazony et le think tank californien Claremont Institute, d’où provient cette phrase, sous la plume de Christopher DeMuth : « Le trumpisme a une essence et cette essence est le nationalisme ». Le trumpisme désigne ces idées fortesderrière la coalition électorale qui a donné la victoire à Trump, et la théorisation intellectuelle a posteriori que l’on peut en faire : un mélange de messages « antisystème » et antiélites, de nationalisme, de conservatisme religieux, et d’illibéralisme.
La victoire de Trump en 2016 a redéfini le Parti républicain. L’a-t-il détruit, ou façonné à son image ?
Trump a gagné l’élection en épousant les causes des groupes d’intérêt et d’électeurs utiles pour son élection, sans recherche de cohérence idéologique. Il a surtout parié sur la forte mobilisation de la base blanche, rurale et non éduquée. Grâce à une conjonction de facteurs (l’affaire des emails d’Hillary Clinton, les manipulations de l’information d’origine américaine ou russe, une forte abstention et une dose de chance), ce pari a réussi en 2016 – de justesse et en perdant le vote populaire de près de 3 millions de voix, mais il a néanmoins été élu président. La victoire de Trump marque ainsi l’aboutissement du glissement vers la droite du Parti républicain, pour devenir un parti d’extrême droite, signe aussi de la polarisation idéologique croissante des Etats-Unis depuis quatre décennies.
Le 14 juillet 2019, des intellectuels conservateurs américains se sont réunis à Washington pour une conférence fondatrice sur le « conservatisme national ». Quel était le véritable but ?
Le mouvement conservateur, armature intellectuelle du Parti républicain, a cherché, après trois ans de présidence Trump et à l’approche d’une nouvelle échéance électorale, à « théoriser à rebours » le trumpisme – afin de conserver les électeurs de Trump. Cette conférence, censée consacrer la naissance d’un nouveau « conservatisme national » définissant le Parti républicain, a réuni une grande partie des intellectuels conservateurs, unis par leurs détestations communes et irrigués par les apports de l’« alt-right », à qui Trump a emprunté ses grilles de lecture du monde, en particulier l’opposition entre « globalistes » et nationalistes, l’appétence pour les théories complotistes et la hantise d’un « grand remplacement » par une immigration non blanche et chrétienne. L’organisateur de la conférence, Yoram Hazony, auteur israélo-américain de La Vertu du nationalisme (éd. Jean-Cyrille Godefroy), en 2019, a joué un rôle central pour fédérer des évolutions déjà en germe.
Quels en sont les principaux marqueurs ?
Le présupposé de départ est que le trumpisme a un avenir indépendant de Trump, et que cet avenir est nationaliste, religieux, et antilibéral : il s’agit d’adapter la ligne du parti à l’électorat trumpiste, y compris, voire surtout, pour préparer l’après-Trump. Cet antilibéralisme doit se comprendre sur trois plans, car il joue délibérément sur des confusions sémantiques. Le premier plan rapproche le national-populisme américain de ses homologues européens et notamment hongrois : cet « illibéralisme » doit en effet se comprendre à l’aune de la théorisation orbanienne de la démocratie chrétienne comme « démocratie illibérale ». Les nationaux-conservateurs américains jouent, comme Viktor Orban, sur les ambiguïtés du terme « libéral », pour rejeter d’abord les valeurs « libérales », au sens de « progressistes », des droits des minorités jusqu’à la notion même d’universalisme.
Mais antilibéral doit aussi se comprendre au sens d’antinéolibéral : les nationaux-conservateurs américains critiquent en effet les excès de la dérégulation des années Reagan, la « dénationalisation » des multinationales, l’augmentation sans précédent des inégalités, destructrices pour les classes moyennes et populaires qui ont construit l’Amérique. Cette critique considère que la mondialisation néolibérale a profité à la Chine, avec la complicité d’une élite économique et politique américaine au mépris du peuple. Il s’agit bien d’un nationalisme brandi contre la mondialisation, et qui entend réhabiliter le rôle de l’Etat dans l’économie, thème qui fait son grand retour aussi côté démocrate.
Enfin, c’est aussi un rejet de ce que les Américains appellent « l’ordre libéral international », expression désignant les institutions internationales (ONU, OTAN, Banque mondiale, etc.), construites et garanties par Washington depuis 1945. Celles-ci sont considérées désormais comme obsolètes, contraignantes pour la souveraineté américaine et contre-productives, car utilisées par les adversaires des Etats-Unis à leur avantage.
Quel rôle joue Fox News dans ce remodelage du paysage politique américain ?
On entend souvent que l’Amérique libérale et l’Amérique conservatrice vivent dans deux réalités parallèles. Un rapport (2018) de la Knight Foundation et de l’institut Gallup montre que ce n’est pas une métaphore : républicains et démocrates en Amérique vivent dans des environnements informationnels si différents qu’ils n’ont plus guère de perception commune de la réalité. L’étude demandait notamment aux adultes de nommer ce qu’ils considéraient comme source d’information objective : 60 % des républicains ont nommé Fox News comme leur première et seule source d’information. Par comparaison, les démocrates ont cité des sources beaucoup plus variées : CNN (21 %), NPR (15 %), puis un éventail comprenant la BBC (5 %), le New York Times (5 %) et PBS News (4 %). Aucun autre groupe ne donnait une réponse aussi homogène et unidimensionnelle que les républicains.
Les républicains vivent aujourd’hui dans une monoculture informationnelle, sous l’emprise des choix éditoriaux de Fox. Aucune autre institution dans les médias ou la politique, à l’exception peut-être du fil Twitter de Trump, n’a autant l’influence. Cela pose un problème fondamental pour la démocratie américaine : car Fox News demeure une entreprise commerciale. Si des mouvements comme [l’ultraconservateur] Tea Party ou des politiques comme Donald Trump sont bons pour l’audience, alors Fox a intérêt à leur donner du poids. Ces incitations sont les mêmes pour d’autres médias, mais seule Fox News a une influence aussi large sur un groupe. En 2016, deux politologues américaines, Theda Skocpol et Vanessa Williamson, pointaient déjà dans leur livre sur le Tea Party le pouvoir croissant de Fox News comme un symptôme du déclin du Parti républicain et une conséquence du vide intellectuel laissé après le rejet de Bush et de son équipe de néoconservateurs : « Sans leaders intellectuels forts au sein même du parti, les animateurs de Fox News sont devenus les seules voix d’autorité pour les électeurs républicains ».
Comment expliquer le soutien de la droite évangélique à Trump et quel rôle jouent les catholiques conservateurs ?
Le soutien des évangéliques blancs à Trump (contrairement aux évangéliques noirs, qui soutiennent les démocrates) est lié à la conviction que la société américaine a renié ses fondements chrétiens sous la pression d’une justice aux mains des démocrates, qu’il s’agisse de la légalisation de l’avortement, du mariage homosexuel, voire des droits civiques pour certains. La droite évangélique entend donc mener la contre-attaque par les mêmes moyens, c’est-à-dire un renouvellement des juges et de l’ensemble du système judiciaire. Or Trump a tenu ses engagements, avec deux (et peut-être trois) nouveaux juges à la Cour suprême, et surtout plus du quart des juges de la cour d’appel de Washington, nommés à vie et jouant un rôle décisif dans toute procédure allant vers la Cour suprême.
Il faut aussi noter l’influence plus récente mais croissante d’intellectuels catholiques conservateurs sur le Parti républicain, que la chercheuse et professeure Blandine Chelini-Pont (Aix-Marseille Université ) a qualifié de « colonisation catholique de la droite américaine ». De plus en plus apparente depuis la fin des années 2000, cette influence est illustrée par les nombreux convertis de la vie politique (Newt Gingrich, Paul Ryan, Jeb Bush), oule fait que, si Amy Coney Barrett est confirmée [dans les prochaines semaines], la Cour suprême comptera six juges catholiques sur neuf, une première historique. Ce conservatisme catholique, [écrit la chercheuse], « repose sur une relecture de l’ordre politique américain, dans ses origines mêmes, non plus comme un ordre libéral, mais comme un ordre républicain chrétien » devant rester fidèle aux intentions des Pères fondateurs « qui avaient placé leur pays sous la guidance de Dieu ».
Pourquoi la politique étrangère constitue-t-elle un élément essentiel du credo des nationalistes ?
Parmi les promesses de Trump en 2016, il y avait celle de redéfinir le rapport américain au reste du monde (sur le commerce, l’immigration, la « fin des guerres sans fin », les « alliés qui profitent de l’Amérique »). Chez les nationaux-conservateurs, on retrouve ces aspects avec une vision du monde qui mêle la lecture civilisationniste de Samuel Huntington, le prisme « nationalistes contre globalistes » d’Hazony, mais aussi l’obsession souverainiste de longue date d’une partie des républicains (John Bolton) comme des intellectuels du Claremont Institute : la Constitution américaine est considérée comme la seule source de légitimité et de droit, ce qui explique aussi pourquoi l’Union européenne représente une telle hérésie à leurs yeux.
Ces nationalistes envisagent leur combat dans le cadre d’un double affrontement : à l’intérieur, contre une élite favorable à la gouvernance mondiale (« globaliste ») et au multiculturalisme (« cosmopolite ») ; à l’international, contre ceux qui veulent la fin de l’Occident (« la Chine et l’islam politique », pour les citer). Mais là où Hazony, comme Pompeo, parle de redéfinir les alliances en accord avec ces principes, d’autres, comme l’animateur de Fox News Tucker Carlson (proche de Trump et dont l’émissionest la deuxième plus regardée aux Etats-Unis), défendent un authentique isolationnisme qui envisage la politique étrangère comme la défense de l’intérêt américain redéfini au minimum par la sécurité du territoire, la protection des frontières, la défense des entreprises américaines.
Le trumpisme va-t-il survivre à Trump ?
Ce qui va survivre, c’est cette redéfinition nationaliste religieuse du Parti républicain, un conservatisme national débarrassé des outrances verbales de Trump, sans le soutien aux suprémacistes blancs : elle est d’ailleurs bien représentée au niveau judiciaire désormais, ce qui sera sans doute le principal héritage de la présidence Trump. De même, la réhabilitation du rôle de l’Etat dans l’économie, au moins pour faire face à la Chine, devrait également survivre à Trump, quel que soit le résultat de l’élection prochaine. Au-delà, on voit déjà se dessiner plusieurs camps, avec des distinctions selon le degré et l’intensité de la fidélité au trumpisme : il y a les « héritiers » « princiers » (la famille Trump) ou directs (Pence, Pompeo, DeSantis) ; les jeunes réformateurs biberonnés au trumpisme (Hawley, Cotton, Rubio) ou partisans d’une certaine restauration (Cruz, Haley). La seule certitude, c’est que l’après-Trump commencera dès le 4 novembre prochain, quel que soit le résultat.