Une version de ce papier a été publié sur le blog de l’Institut des Amériques sous le titre Le Collège électoral contre la démocratie?

La polarisation a modifié le visage des deux partis, mais pas de la même manière.

La polarisation idéologique des Etats-Unis a profondément bouleversé le paysage partisan et cette évolution s’est accélérée sous la présidence Trump. Dit simplement, le parti démocrate a évolué vers la gauche, le parti républicain vers la droite. Mais plus profondément, sur les 50 dernières années, on a assisté à une réorganisation (réalignement) du socle électoral (« coalition électorale ») de chaque parti selon des critères idéologiques certes, mais aussi et surtout raciaux, religieux et géographiques.

Ce réalignement a rendu le parti républicain beaucoup plus homogène, tandis que le parti démocrate est devenu plus « divers » et hétéroclite sur tous les plans : racial, religieux (et athée ou agnostique), géographique, et générationnel. Les démocrates doivent donc parler à un ensemble très divers d’électeurs, des blancs progressistes comme des noirs religieux, à des Américains de toute origine raciale (et de plus en plus mélangée), à des juifs comme à des catholiques, des évangéliques noirs ou blancs libéraux, des bouddhistes, des athées aussi… Dans le même temps, le parti républicain est devenu le porte-voix des électeurs blancs, plus âgés, plus chrétiens et plus ruraux. Les trois-quarts des républicains s’identifient comme conservateurs ; la moitié des démocrates se considèrent « libéraux » (au sens américain de « progressiste », terme en passe de le remplacer d’ailleurs) – ce qui est déjà un très haut niveau historique.

La première conséquence de ce réalignement, en termes de message ou narratif, est que le parti républicain peut se concentrer sur sa base ; tandis que le parti démocrate ne peut abandonner le centre.

Aujourd’hui, les républicains contrôlent la Maison Blanche, le Sénat, la Cour Suprême et la majorité des postes de gouverneurs des Etats. Seule la Chambre des représentants est contrôlée par les démocrates. Et pourtant, les démocrates n’ont pas seulement remporté la majorité des voix dans les élections de novembre 2018 à la Chambre : ils ont aussi gagné en voix dans les trois dernières élections sénatoriales, ainsi que dans les élections présidentielles de 2016 et de 2000.

Le système politique américain compte les Etats et les districts plutôt que les gens, et la coalition électorale républicaine, parce qu’elle repose sur le vote rural, dispose d’un avantage géographique qui atténue ou même annule son désavantage numérique.

C’est pourquoi, là où le parti démocrate doit se soucier du centre, et même du centre-droit, le parti républicain peut au contraire se concentrer sur un discours largement à droite y compris de son propre électorat.

Les républicains ont perdu en voix 6 des 7 dernières élections présidentielles : s’ils avaient échoué à gagner la dernière présidence, il est clair qu’ils auraient modifié leur message et leur agenda. Si Trump avait perdu en 2016, son message nationaliste blanc et son style populiste auraient été discrédités, au profit de l’autre discours républicain (modéré) qui considère indispensable de parler également aux minorités (cf. « autopsy report » de 2013, porté par Marco Rubio, Paul Ryan, les Bush, etc.).

Les républicains s’appuient sur un socle électoral qui ne cesse de se réduire, mais dispose d’un pouvoir politique majoritaire écrasant. Cela éclaire évidemment leurs manœuvres pour réduire la participation notamment des minorités et des noirs en particulier. Cela explique aussi l’urgence, voire la panique qui s’exprime dans leur message à travers Trump : un sentiment apocalyptique de « maintenant ou jamais ».

C’était bien là le sens du fameux essai de Michael Anton, publié par la Claremont Review of Books, « Flight 93 Election », dont l’argument central était que les conservateurs devaient « embrasser Trump ou mourir ». On retrouve le même type d’argument, et la même institution (Claremont) derrière le message proposé pour 2020 : « Préserver l’American Way of Life » de la destruction, pour gagner la « guerre civile froide » (Cold Civil War).

Si le parti républicain ne pouvait pas compter sur les distorsions du Collège électoral, la géographie du Sénat et le découpage des circonscriptions à la Chambre, s’il était obligé, en d’autres termes, de convaincre une majorité d’Américains, il serait obligé de devenir un parti plus modéré et divers.

Le Collège électoral et son système de grands électeurs donnent (pour l’instant) un avantage aux républicains :

Une étude de l’Université du Texas a modélisé les scénarios par lesquels le système des grands électeurs produit une inversion du suffrage populaire (quand un candidat perd le vote populaire mais gagne l’élection présidentielle) : les résultats sont stupéfiants par le nombre de possibilités, en raison de l’avantage structurel que donne le Collège électoral aux Etats ruraux les moins peuplés. Les démocrates sont d’autant plus désavantagés qu’ils ont tendance à gagner largement les grands Etats et à perdre à peu de voix près les petits Etats : Hillary Clinton a gagné la Californie avec une marge de 3,5 millions de voix, mais a perdu les Etats du Michigan, de la Pennsylvanie et du Wisconsin pour moins de 80 000 voix en tout – perdant ainsi l’élection au sein du Collège électoral.

Mais l’évolution démographique rapide des Etats-Unis va déjà peser en 2020 :

Les primo-électeurs de 2020 représentent en effet la première vague de la transformation démographique en cours du pays. En novembre prochain, pour la première fois :

  • Les Américains nés après le 11 septembre 2001 pourront voter : cette génération est née avec la « guerre contre le terrorisme », a grandi dans la récession économique, a connu un président noir avant de voir entrer à la Maison Blanche un porte-voix de l’extrême-droite suprémaciste blanche ;
  • La part de ces Américains nés avec le nouveau millénaire (génération Z dans la terminologie américaine) dépasse, en pourcentage du corps électoral, la « génération silencieuse » (née dans les années 1920 et 1930) ;
  • Les latinos devraient dépasser les noirs en tant que premier bloc électoral des « minorités » (non blancs) avec 32 millions d’électeurs potentiels.

Les Américains de moins de 40 ans (génération Z et Millenials, nés dans les années 1980 et 1990) représenteront 37% de l’électorat. Or ils sont :

  • Plus divers : seuls 53% de ces primo-électeurs potentiels sont des blancs non hispaniques ;
  • Plus éduqués ;
  • Plus urbains : 54% vivent dans ou près d’une grande ville plutôt que dans une zone rurale.
  • Politiquement et culturellement, cette génération est « plus à l’aise avec la diversité, raciale ou sexuelle, plus sensible à la justice sociale et aux questions climatiques, plus ouverts sur les autres cultures », selon l’universitaire Ashley Ross[1].

La participation et le vote des latinos demeurent des inconnues relatives, mais les derniers scrutins ont montré que leur participation, longtemps faible, tend à augmenter (en 2018, 27% votaient pour la 1ère fois), et qu’ils ont voté, toujours en 2018, à 69% pour des candidats démocrates.

A l’inverse, la part des blancs et notamment des blancs évangéliques dans la population américaine a baissé de 2 points depuis 2016, à 15% aujourd’hui.

Reste une incertitude majeure : Avant la pandémie, les experts prédisaient une participation historique en 2020, jusqu’à 67%, soit le chiffre le plus haut depuis 1916 (elle était de 60% en 2016). Aujourd’hui, après beaucoup d’incertitude, il semblerait qu’elle puisse être encore plus élevée…  


[1] Ashley Ross, The Politics of Millenials, Michigan University Press, 2018.