Il faut prendre la politique étrangère de Trump au sérieux.
J’ai eu le grand plaisir de rédiger l’article ci-dessous pour l’excellente revue Le Grand Continent, que je vous recommande chaudement pour tous leurs articles. J’en reproduis ci-dessous les premières lignes, vous pouvez lire l’article intégral en accès libre ici (et revoir le débat « Origines et avenir du trumpisme » du 10 novembre 2020, avec Sylvie Kauffmann et Charles Thépaut).
Trump n’est qu’un symptôme de tendances plus profondes est sans doute la phrase qu’on entend le plus souvent sur ce président hors-normes. Elle est juste, si l’on comprend aussi qu’il est le symptôme d’un stade avancé – mais de quoi ? Ce n’est pas un président « normal », au-delà même du personnage et de ses outrances, au sens de l’arrivée à travers lui de la droite extrême à la Maison Blanche. Mais il représente en effet l’aboutissement logique de deux évolutions américaines : celle du mariage de la politique et du « spectacle » médiatique, et celle du parti républicain depuis 40 ans, produit d’une stratégie théorisée notamment par Newt Gingrich pour reprendre le Congrès dans les années 1980, et dont les marqueurs sont un discours « anti-système et anti-élite » de plus en plus décomplexé.
La présidence Trump représente aussi un moment spécifique pour la politique étrangère américaine, dont elle cristallise une double crise : crise interne, car la politique étrangère n’est plus soutenue par le peuple américain, et en particulier les classes moyennes et populaires ; crise externe, qui est à la fois une crise de moyens, de crédibilité et de légitimité de la politique étrangère, liée au déclin relatif de la puissance et de la capacité d’influence des États-Unis. Cette crise est en germes depuis la fin de la guerre froide, et il faut ici rappeler que le slogan America First, qui date de la fin des années 1930, était déjà réapparu en 1992 avec la candidature de Pat Buchanan, considéré comme le père spirituel du trumpisme. Mais Trump, arrivant après Bush et Obama, porte en quelque sorte le processus à maturation. Et la première chose qu’il faut lui reconnaître est bien d’avoir provoqué aux États-Unis le plus large débat sur les objectifs, les moyens et la finalité de la politique étrangère depuis des décennies – là où Obama, dont c’était également l’ambition, n’y était pas parvenu. On se demandait en 2016 si la « retenue stratégique » d’Obama, sa volonté de désengagement et de renouvellement du leadership américain marquait une exception, un simple rééquilibrage après la surexpansion des années Bush, ou une nouvelle tendance de la politique étrangère américaine : avec Trump venant après Obama, on a la confirmation qu’il y a une tendance lourde à l’œuvre.
Cela pose la question de la nature et de l’ampleur de la rupture Trump en politique étrangère, et notamment de son point de référence : fin de la période ouverte par la fin de la guerre froide, remise en cause des bases de la Pax Americana de l’après-1945, voire retour à la politique du XIXe siècle… Le débat n’est pas encore tranché, et tout au long de son mandat, les grandes orientations ont fait l’objet de luttes intenses, au sein de l’administration comme entre la Maison Blanche et le Congrès. L’analyse du processus de décision éclaire cette lutte constante entre le président populiste et le « système », défini comme l’ensemble constitué de la haute fonction publique et des nominations politiques (plus de 8 000), et plus largement de l’ensemble de la bureaucratie ainsi que des autres institutions participant à la politique étrangère, au premier chef le Congrès. Il faut garder en tête que la machine de la politique étrangère américaine est un énorme paquebot, et qu’un changement de direction prend du temps. Au-delà, il convient aussi de s’intéresser à la bataille des idées, car si Trump n’est pas un intellectuel, il est entouré d’idéologues qui ont théorisé pour lui et participé à définir une nouvelle vision du monde, encore en gestation.
Cette question est cruciale aussi parce que la redéfinition du rapport américain au monde était au cœur de la campagne de Trump en 2016, et demeure centrale dans les préoccupations de son socle électoral, qu’il s’agisse de l’ouverture des frontières à l’immigration et au commerce, de la question des alliances, ou des modalités de l’action internationale du pays. Avec l’idée que la politique étrangère n’était plus au service des Américains, qu’alliés comme adversaires « profitaient » de l’Amérique, avec un rejet extrêmement fort de l’establishment de politique étrangère, démocrate comme républicain et en particulier des néoconservateurs, considérés coupables des guerres coûteuses et « sans fin » (et sans succès).
L’idée de redéfinir une politique étrangère véritablement au service des Américains, notamment des classes moyennes et populaires, de réconcilier politique étrangère et intérieure, est d’ailleurs présente des deux côtés du spectre politique américain, et tout particulièrement sur ses extrêmes, socle trumpiste comme base progressiste des démocrates. L’évolution du contexte international sous le double effet de la mondialisation et des réseaux sociaux fait que la distinction entre sujets extérieurs et intérieurs paraît de plus en plus artificielle : les grandes questions internationales sont largement présentes dans le débat public, et les sujets sont de plus en plus imbriqués. On lit souvent, comme en 2016, que la politique étrangère ne compte pas dans les élections : mais même abordés sous l’angle de la politique intérieure, les questions comme la Chine, la Russie, le commerce ou le climat demeurent des sujets internationaux, objets de la politique étrangère. Enfin, la polarisation a gagné la politique étrangère, y compris les dossiers régionaux, rendant définitivement caduc l’adage américain classique selon lequel « la politique s’arrête au bord de l’eau » (politics stop at the water’s edge), dicton révélateur énoncé par le sénateur Vandenberg à l’aube de la guerre froide : c’est bien cela aussi qui est remis en question aujourd’hui, et la polarisation de la politique étrangère en témoigne.
Merci beaucoup Votre passage nous a fait très plaisir A la prochaine Bises
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