J’ai participé ce week-end à une table-ronde avec James Cohen et Thomas Snégaroff aux Géopolitiques de Nantes, manifestation organisée par l’IRIS dans le cadre du génial Lieu Unique de Nantes, et rendez-vous annuel grand public qui a accueilli cette année plus de 5000 personnes. A cette occasion, nous avons également enregistré une émission de RFI Géopolitique sur le même thème (« Où vont les Etats-Unis? »). J’en profite donc pour partager ici quelques réflexions sur cette vaste question et d’autres – Obama a-t-il affaibli les Etats-Unis ? Que pense-t-il de Poutine et du défi russe actuel ? Quel est selon lui le véritable adversaire des Etats-Unis ? Que restera-t-il de sa présidence ?
La présidence Obama a-t-elle affaibli les Etats-Unis sur la scène internationale ? Il y a là deux questions en réalité, la première sur l’état de la puissance américaine aujourd’hui, la seconde sur le bilan de l’administration Obama. Il est évidemment compliqué de répondre aujourd’hui sur ce dernier point, car l’exercice demande de la perspective et le bilan Obama ne pourra être évalué réellement que sur le long terme. A ce propos, on compare souvent Obama à Nixon, mais le climat actuel évoque aussi la fin de la présidence Carter en 1979, autre président démocrate accusé de faiblesse face à la « puissance russe » symbolisée alors par l’invasion de l’Afghanistan, Carter qui parvenait pourtant la même année au succès diplomatique des accords de Camp David entre l’Egypte et Israël.
Indéniablement, il y a une tendance lourde à la baisse relative de la puissance américaine, tendance inéluctable après le moment unipolaire issu de la fin de la Guerre froide, dont la fin a été accélérée par les erreurs stratégiques du président George W. Bush en Irak et en Afghanistan, et par la crise financière de 2008 liée en partie au coût de ces guerres. Mais la présidence Obama a sans doute davantage freiné qu’accéléré ce déclin relatif, en renouant le dialogue et en renouvelant la diplomatie américaine vis-à-vis de plusieurs pays dans des zones essentielles pour la politique étrangère des Etats-Unis. Par ailleurs, l’économie a été relancée, même s’il y a des limites à la croissance américaine actuelle ; la puissance militaire demeure inégalée, même s’il faut souligner l’érosion de l’avance technologique militaire américaine vis-à-vis de ses adversaires, en particulier de la Chine ; enfin, la révolution du schiste a renforcé l’indépendance énergétique du pays.
La difficulté vient de ce que l’on pourrait appeler le « paradoxe Obama » en politique étrangère : élu pour tourner la page des guerres de Bush, il en a obtenu peu de reconnaissance, illustrant bien le paradoxe de la prévention : il est toujours difficile d’obtenir du crédit pour ne pas avoir fait quelque chose, en l’occurrence impliqué les Etats-Unis dans de nouvelles guerres en Syrie, Iran ou Ukraine, par exemple, comme l’auraient fait certains des candidats républicains à la présidentielle s’il faut croire leurs déclarations actuelles (ce qui n’est pas certain). Mais c’est bien la base de l’approche Obama en politique étrangère, comme il le déclarait encore lors de son discours à l’académie militaire de West Point en 2014 : depuis 1945, les plus grandes erreurs des Etats-Unis sont le résultat non de leur retenue (restraint) mais de leur aventurisme militaire.
Au-delà, nombre de critiques actuelles illustrent le refus d’une partie des Américains et de l’establishment de politique étrangère à Washington (bien au-delà des seuls républicains même s’ils sont les plus virulents) d’accepter que leur pays n’est plus aussi puissant que par le passé et qu’il y a donc des limites à la puissance et à l’action américaines, limites qu’Obama a intégrées dans son analyse et exposées dans ses grands discours (hors des Etats-Unis, les critiques du même ordre sont plus ambigües, car venant parfois des mêmes qui dénonçaient l’hyperpuissance américaine, qu’elles semblent aujourd’hui regretter). Alors que Bush et les néoconservateurs voulaient utiliser le moment unipolaire pour transformer le monde, avec le succès que l’on sait, l’administration Obama est partie de la réalité et du constat d’échec de cette politique d’inspiration néoconservatrice, mais aussi de l’analyse d’un monde multipolaire ou en voie de le devenir, caractérisé par l’émergence de nouvelles puissances, le déplacement du centre de gravité des relations internationales vers l’Asie et une complexité accrue des conflits, notamment au Moyen-Orient. Obama a donc mis en avant la nécessité d’adapter le leadership américain au nouveau contexte, en mettant l’accent sur d’autres dimensions de la politique étrangère négligées par son prédécesseur au profit du tout militaire.
Concrètement, Obama a privilégié la diplomatie, en particulier avec les adversaires des Etats-Unis, et la politique économique et commerciale en appui aux objectifs stratégiques. Pour lui en effet, et il s’agit là d’une rupture avec ses deux prédécesseurs, Bush fils mais aussi Bill Clinton, tout problème n’a pas forcément une solution militaire. Côté hard power, au-delà du désengagement des déploiements massifs de la décennie 2000, il a préféré un emploi de la force militaire plus ciblé et discret, en réalité la continuation d’un volet de la politique de son prédécesseur utilisant davantage les forces spéciales et les drones (surveillance et frappes ciblées), et privilégiant l’engagement des Etats-Unis dans un cadre multilatéral (Libye, lutte contre l’Etat Islamique).
En forme de bilan, forcément provisoire, de cette stratégie ou approche Obama en politique étrangère, que peut-on dire ? Sachant que cette interrogation sur la puissance pose la question à la fois de la capacité d’action immédiate des Etats-Unis, exercice à court terme consistant à faire face au mieux aux crises actuelles, et de leur capacité à plus long terme à structurer l’environnement international, ou à garantir la pérennité de l’architecture actuelle. Dans le premier cas, on pense au Moyen-Orient, à la relation avec l’Iran ou la Russie ; dans le second cas, la question concerne en particulier la relation avec la Chine.
Le retour sous Obama à une forme de réalisme en politique étrangère après les excès idéologiques de l’administration Bush a permis une approche plus nuancée des problèmes actuels, et en particulier un dialogue renoué, n’excluant pas la fermeté, essentiel dans un monde caractérisé par des conflits plus complexes et des relations plus fluides entre des pays qui peuvent être tour à tour adversaires sur certains dossiers et partenaires sur d’autres (Russie, Iran, Chine…). Mais Obama s’est également heurté aux limites de la diplomatie, et à ses propres limites : il a été dans un sens victime de ses qualités : excellent analyste, il a parfois peiné à agir (trop « savant », pas assez « politique », pour reprendre Max Weber).
La reprise de relations avec l’Iran et Cuba resteront des succès historiques pour l’administration Obama, avec des conséquences importantes pour le Moyen-Orient et les Amériques. Dans le cas de Cuba, il s’agit de tourner enfin la page de la guerre froide pour améliorer l’image et contrer le déclin de l’influence américaine dans la région (soft power) et de leur poids économique, face à la concurrence de nouveaux acteurs, en particulier la Chine. Au Moyen-Orient, la diplomatie est indispensable notamment face à la plus grande force déstabilisatrice aujourd’hui dans la zone, l’Etat Islamique, menace qui réunit à la fois les Etats-Unis et l’Iran, mais aussi de plus en plus l’Arabie Saoudite, les pays du Golfe et les pays européens. A contrario, l’ascension de l’EI met en lumière ce qui constitue sans doute le plus grand échec d’Obama, après avoir semblé être son plus grand succès au moment de sa réélection en 2012, la politique anti-terroriste. Que ce soit en Afghanistan, en Irak ou encore au Yémen, pourtant présenté comme un succès et un modèle jusqu’en 2014, la stratégie a pour l’instant échoué spectaculairement, y compris à affaiblir Al-Qaïda. En Libye, bien qu’Obama ait pris soin de mener un « leadership en retrait », il a reproduit, avec ses partenaires européens, les erreurs de l’invasion irakienne en refusant d’envisager l’après-Kadhafi.
En Europe, Obama a péché par un excès d’optimisme qui s’explique peut-être par sa méconnaissance du continent européen, où il n’avait pas d’expérience personnelle contrairement à quasiment tous ses prédécesseurs à la présidence des Etats-Unis. Considérer la sécurité du continent européen comme acquise était clairement une erreur, de même que croire que Poutine allait accepter de cantonner la Russie au rôle de puissance régionale gérable qu’Obama lui avait attribué. Pour autant, l’intervention russe en Ukraine ne peut être réduite à une réaction à la « faiblesse » d’Obama : les Européens ont une responsabilité essentielle – Obama leur avait délégué le cas ukrainien au départ ; et la situation interne russe ainsi que la situation politique en Ukraine ont été les premiers déterminants de l’action de Moscou.
L’Asie a été dès le premier mandat la priorité affichée de l’administration Obama, le « pivot » constituant la première priorité de la politique étrangère, justifiant le désengagement relatif américain du Moyen-Orient et d’Europe, une réorientation envisagée sur le long terme, notamment pour le Pentagone. Car dans l’esprit du président américain, la Chine est le seul adversaire à la mesure des Etats-Unis, n’en déplaise à Poutine (et cela lui a clairement déplu), même s’il s’agit là d’une perspective à plus long terme. Obama a su à la fois approfondir les liens avec les pays alliés (Philippines, Japon) ou non (Vietnam) des Etats-Unis en Asie du Nord-Est comme du Sud-Est , et faire preuve de fermeté face à Pékin en mer de Chine méridionale comme orientale. Avec l’arrivée du président Xi Jinping aux commandes, la Chine revendique désormais son statut de grande puissance et semble beaucoup moins réticente à l’idée d’un directoire américano-chinois sur le monde, qui a déjà porté ses fruits dans le domaine du climat. Pour autant, la domination américaine dans le Pacifique est sans doute comptée et la compétition entre les deux géants est appelée à s’accentuer, même si leur affrontement direct reste pour l’instant limité aux domaines du cyber et du spatial.
Enfin, Obama a également mis l’accent sur une politique commerciale, encore inaboutie, au service des intérêts stratégiques, avec en particulier les deux projets de méga-accords de libre-échange transpacifique (TPP) et transatlantique (TTIP), qui veulent mettre les Etats-Unis au cœur des deux plus vastes zones d’échanges commerciaux. Le paradoxe de ces accords régionaux est qu’ils constituent pour les Etats-Unis un retrait par rapport à la logique de gouvernance mondiale qu’ils avaient promue depuis 1945 – là encore, résultant du constat d’une puissance en déclin relatif face à l’ascension de nouveaux acteurs économiques. Il n’est de toute façon pas certain que ces accords se concrétisent.
Avant de conclure, il faut enfin rappeler qu’une source d’affaiblissement des Etats-Unis sur la scène internationale résulte directement des dysfonctionnements croissants de leurs institutions politiques, liés au climat ultra-partisan et à l’intransigeance du parti républicain ainsi qu’au poids croissant de l’argent au cœur du système électoral (qui donne à la démocratie américaine des allures de ploutocratie). Cette crise politique a des conséquences néfastes pour l’économie américaine, puisque les républicains du Congrès n’ont pas hésité à mettre (brièvement) le pays en cessation de paiement, ce qui pourrait se reproduire; mais aussi pour la capacité de négociation du président américain, puisqu’aucun traité ne peut plus être ratifié aujourd’hui au Congrès (à moins de manoeuvres parlementaires compliquées, comme ce fut le cas pour l’accord sur le nucléaire iranien); et plus largement pour l’image des Etats-Unis et leurs relations avec certains de leurs partenaires, alliés ou adversaires. Elle pose la question de la capacité des Etats-Unis à maintenir leur leadership, et donc leur rang de superpuissance mondiale – on se souvient aussi des conséquences de l’absence d’Obama au sommet de l’APEC d’octobre 2013, en raison de la « fermeture du gouvernement fédéral » (shutdown) imposée par la frange la plus radicale du parti républicain.
En résumé, on peut faire le constat d’un mouvement cyclique de désengagement américain, en partie attendu car traditionnel dans la politique étrangère américaine depuis 70 ans (après la surexpansion, un certain retrait, jusqu’au cycle suivant). Ce désengagement ponctuel, sous fond de tendance lourde à une baisse relative de la puissance américaine, a aggravé la conflictualité de certaines régions (Moyen-Orient, Europe) et créé un certain vide que d’autres pays se sont empressés de remplir, à commencer par la Russie. Peut-on dire pour autant que l’intervention russe en Syrie par exemple affaiblisse les Etats-Unis ? Cela reste à prouver sur le long terme. De la même manière, l’annexion de la Crimée et l’invasion russe en Ukraine ont plutôt renforcé l’attrait de l’OTAN et la demande de présence américaine au moins dans une partie de l’Europe. Sur le long terme, on peut légitimement se demander si la présidence Poutine aura affaibli ou renforcé la Russie.
Pour revenir à l’interrogation sur le déclin de la puissance américaine, on peut avancer que l’administration Obama aura plutôt freiné ce déclin relatif par plusieurs succès diplomatiques, le retour à un multilatéralisme mis à mal sous George W. Bush et le réinvestissement des Etats-Unis en Asie. La question est de savoir si son successeur poursuivra sur cette voie ou reviendra à un interventionnisme plus musclé. Les Américains ont historiquement du mal à comprendre leurs adversaires et à tirer les leçons de leurs erreurs et de leurs défaites, les débats actuels sur l’Irak, la Russie ou encore l’Etat Islamique le prouvent.