Cet article a été revu et mis à jour ici (novembre 2015).

J’étais en train de terminer une première version de cet article (en vue d’une intervention prochaine) quand on m’a signalé un article de Bernard Guetta sur le même thème, paru cette semaine dans Libération (« L’hyperpuissance défunte »). Si je ne conteste pas le diagnostic général d’une puissance amoindrie, je ne suis pas d’accord avec Guetta sur plusieurs points, notamment ce qui constitue le prétexte de son article : les élections à venir au Congrès (midterms, 4 novembre) n’intéressent peut-être pas beaucoup en France, mais elles pourraient néanmoins avoir un impact pour le reste du monde et la France en particulier si les républicains regagnent le Sénat. Impact entre autres sur les négociations avec l’Iran, les négociations commerciales (traité transatlantique notamment), et la relation Etats-Unis/Chine ; j’y reviendrai dans un futur article, of course.

Plus largement, il me semble que si un changement de majorité à Washington a aujourd’hui moins d’impact que par le passé, il faut y voir avant tout une conséquence du dysfonctionnement politique des institutions américaines, plus qu’un effet qu’un effet de leur puissance, amoindrie ou non – sans compter que l’inaction ou l’impuissance américaines ont également un impact sur le monde, qu’il est difficile d’ignorer, les exemples récentes ne manquent pas. Enfin, sur cette question de la puissance américaine, il s’agit d’une discussion essentielle que l’on clôt souvent (et avec une joie non dissimulée) un peu trop rapidement en parlant d’hyperpuissance défunte.

NY WWII MKVoici donc un début de réflexion sur l’hyperpuissance américaine, l’évolution du système international, des définitions de la puissance et de la stratégie de puissance des Etats-Unis, sur le déclin également, l’avènement ou non d’un monde multipolaire, et le destin des grandes puissances dans l’histoire… 

Qualifiée d’hyperpuissance au début de la décennie passée, l’Amérique est aujourd’hui plus souvent associée au terme de déclin. Une évolution aussi rapide pose d’emblée question et impose de resituer le débat au regard de l’histoire américaine récente et de l’évolution contemporaine du système international. Une page semble en effet se tourner sous nos yeux, celle de la Pax Americana mise en place par les Etats-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Serions-nous en train de vivre la fin du « siècle américain » décrit par Henry Luce en 1941[1] ? Va-t-on basculer, voire a-t-on déjà basculé dans un « monde post-américain », pour reprendre l’expression de Fareed Zakaria[2] ? L’idée suggère une influence amoindrie des Etats-Unis sur le monde, et c’est par là sans doute qu’il faut commencer si l’on veut bien comprendre et analyser la place des Etats-Unis, qui demeurent l’acteur majeur de la scène internationale.

Les Etats-Unis sont-ils un empire en déclin ? La question est à la mode, mais ce débat sur le déclin américain doit être resitué historiquement : il n’est ni le premier, ni sans doute le dernier dans l’histoire des Etats-Unis depuis 1945. Il impose de s’interroger sur la place des Etats-Unis sur la scène mondiale, leur liberté d’action et leur volonté d’agir. Une page s’est tournée avec le départ de George W. Bush et l’élection historique de Barack Obama en 2008. Sous Bush, l’Amérique voulait remodeler le monde à son image. Aujourd’hui, elle ressemble davantage à une « puissance du statu quo », cherchant à restaurer un leadership amoindri et à défendre une position prééminente que l’ascension de nouvelles puissantes semble menacer dans les domaines les plus variés.

S’interroger sur « la fin de l’hyperpuissance américaine » impose donc de réfléchir à la redistribution en cours de la puissance autour du globe, sur la manière dont cette tendance lourde affecte les Etats-Unis et sur la stratégie élaborée par Washington pour y faire face.

L’administration Bush n’a fait qu’accélérer une évolution logique et attendue : la fin du moment unipolaire (1ère partie), entamé avec la disparition de l’Union soviétique en 1991. C’est bien dans cette optique qu’il faut envisager le « déclinisme » actuel, et finalement cyclique, qui frappe les Américains.

Le président Obama en a pris acte dans sa vision de l’Amérique, et a tenté de redéfinir le leadership américain, et plus largement la stratégie de puissance des Etats-Unis pour s’adapter à l’évolution du monde. Ce sera l’objet de la 2ème partie sur les redéfinitions de la puissance et le smart power sous Obama, réflexion sur la stratégie de puissance des Etats-Unis.

Enfin, la 3ème et dernière partie abordera la dimension prospective pour s’interroger sur le monde de demain : déjà post-américain, post-atlantique, asiatique ? Mais pour autant puisqu’on parle des US il faut insister sur la résilience des Etats-Unis, mais aussi s’interroger sur le face-à-face annoncé avec la Chine, seul autre rival à la mesure de la superpuissance américaine (ou du moins c’est l’avis de Washington cf. le pivot).

1. La fin du « moment unipolaire »

Le déclinisme cyclique des Américains

Tous les dix à quinze ans, une vague de « déclinisme » saisit les Etats-Unis. La précédente a eu lieu à la fin des années 1980 et reste symbolisée par le livre de l’historien Paul Kennedy sur la « naissance et le déclin des grandes puissances », qui allait plonger l’Amérique dans le doute pour ne pas dire la dépression[3]. Dix ans plus tard, en 1998, le ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine qualifiait les Etats-Unis d’hyperpuissance. Mais en 1990, Washington se voyait bientôt supplanté par Tokyo : c’est l’époque où un sénateur américain pouvait déclarer : « la guerre froide est terminée, le Japon l’a gagnée »[4].

A l’époque, le sentiment de déclin était inspiré de trois propositions essentielles, exposée par le politologue Samuel Huntington dans un article intitulé « The U.S. – Decline or Renewal » publié dans la revue Foreign Affairs de l’hiver… 1988/89 : déclin de la performance économique (compétitivité) ; déclin de la puissance économique (part de l’économie américaine dans le PIB mondial) ; et déclin lié à l’aventurisme et à l’augmentation vertigineuse des dépenses militaires sous la présidence Reagan. Inutile de souligner à quel point ces arguments semblent familiers : tous les propos sur le déclin américain des années 2010 les reprennent point par point, animés par la même idée d’une puissance vivant au-dessus de ses moyens, et qui finira emportée par sa propre arrogance (hubris).

Or Huntington souligne dans cet article de 1988 qu’il s’agit de la cinquième vague de déclinisme affectant l’Amérique depuis les années 1950. La première avait frappé le pays après le lancement réussi de Sputnik par les Soviétiques à la fin des années 1950. La deuxième vague survint à la fin des années 1960 après l’annonce par Nixon et Kissinger de la « fin du monde bipolaire ». La troisième allait suivre de peu, déclenchée par l’embargo de l’OPEP en 1973 et la hausse des prix du pétrole. La fin des années 1970 donna lieu à une quatrième vague de déclinisme après la débâcle vietnamienne et le Watergate, puis l’expansion soviétique de la décennie. La cinquième vague est celle de la fin des années 1980 qui inspire à Huntington son article. Nous serions donc en train de vivre la sixième vague de déclinisme frappant les Etats-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comme le souligne Huntington, le déclinisme a sans doute plus à voir avec la psychologie (la psyché) américaine qu’avec la réalité.

Et en effet, le sentiment existe chez les Américains, puisqu’ils sont 71% à penser que leur pays est en déclin[5]. La récession économique est passée par là, accompagnée de quelques statistiques frappantes : la bonne santé de la Chine, dont l’économie pourrait dépasser en volume l’économie américaine d’ici une à deux décennies ; la croissance des dépenses militaires en Asie, qui pour la première fois dépasse celles de l’Europe en 2011. Autre signe révélateur du désarroi américain, une étude du Pew Research Center indique en 2012 que pour la première fois, les Américains convaincus de la supériorité de leur culture ne sont plus majoritaires. Le déclin ( !) de ce sentiment est particulièrement frappant parmi les jeunes[6]. A tel point que le président Obama a dû faire référence à cette idée de déclin, pour mieux la combattre, dans son discours sur l’état de l’Union en janvier 2012 : « L’Amérique est de retour. Quiconque vous dit le contraire, quiconque vous dit que l’Amérique est en déclin ou que notre influence a diminué ne sait pas de quoi il parle »[7]. Le dernier ouvrage de l’historien Robert Kagan est tout entier dévolu à combattre cette idée de déclin – et l’on dit qu’il est devenu le livre de chevet du président[8].

Ruptures et continuités dans la politique étrangère post-guerre froide

Le sentiment de déclin relatif américain à l’extérieur est lié, on l’a dit, à la fin du deuxième moment unipolaire de l’Amérique : le premier a eu lieu à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le second est né de la fin de la guerre froide[9]. Ce dernier moment unipolaire est d’autant plus exceptionnel qu’il laissait les Etats-Unis sans ennemi sur la scène internationale. Et c’est sans doute ce qui explique la caractéristique principale de la politique extérieure américaine sur cette période : un interventionnisme historiquement élevé, même pour les Etats-Unis, et une utilisation de plus en plus systématique de l’outil militaire pour régler tous les problèmes internationaux[10].

Rappelons que la fin de la guerre froide a été vue par les Américains comme une victoire de leur stratégie de containment face à l’Union soviétique. La période qui s’ouvre alors va être caractérisée par la recherche d’une autre « grande stratégie » pour la nouvelle ère en train d’émerger. Ce sera d’abord le « nouvel ordre mondial » rêvé par le président George H.W. Bush (père), qui voit dans la fin de la guerre froide une opportunité pour la communauté internationale et l’ONU, sous leadership américain et libérée du carcan paralysant de la bipolarité. En réalité, et malgré une tentative de mise en œuvre au moment de la première guerre du Golfe, 1991 va ouvrir une période de flou sur la stratégie à adopter en l’absence de l’ennemi communiste, mais aussi, vu l’ampleur des moyens de la puissance américaine, sur la définition plus ou moins large des intérêts des Etats-Unis, pour guider le choix des interventions américaines dans le monde.

L’élection du démocrate Bill Clinton en 1992 ouvre à Washington la décennie des « faucons de gauche », ou interventionnistes « humanitaires ». C’est l’époque de l’Amérique « nation indispensable ». Bosnie, Haïti, Kosovo, en seront les jalons les plus marquants, symboles d’une Amérique qui semble parfois embarrassée de sa propre puissance et lui cherche une utilisation.

Avec les attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis retrouvent des repères, ou plutôt un nouvel ennemi. Les néoconservateurs de l’entourage du président américain George W. Bush vont mettre en œuvre leur agenda à la faveur du choc créé par les attentats : de là est née la « révolution Bush en politique étrangère », pour reprendre l’expression des politologues Ivo Daalder et James Lindsay[11], définie par la guerre unilatérale américaine déclarée « à la terreur », et précisée par cette admonestation de Bush au reste du monde : « vous êtes avec nous ou contre nous ». La nouvelle doctrine signe également le retour à une vision bipolaire du monde, matinée d’un messianisme (le « grand dessein » des néoconservateurs de démocratisation du Moyen-Orient) particulièrement agressif (la guerre préventive de la National Security Strategy de 2002) – ce que Pierre Hassner a appelé le « wilsonisme botté ». Concrètement, le 11 septembre 2001 va provoquer un déferlement de puissance militaire américaine unilatérale sur le monde.

Aujourd’hui les Etats-Unis semblent parvenus aux limites de cet interventionnisme tout azimut, limites symbolisées par les difficultés des guerres en Irak, puis en Afghanistan. Ces difficultés ont contribué à accélérer la fin du moment unipolaire, par leur coût en hommes et en trésor. Ce dernier point est essentiel car il explique en partie la seconde dimension du déclin relatif américain, dimension intérieure liée à la santé du modèle américain. C’est la combinaison de ces chocs à l’extérieur et à l’intérieur des Etats-Unis qui explique la volonté de Barack Obama de tourner la page des années Bush pour revenir à une définition plus modeste de l’action américaine dans le monde.

De l’hubris à la gueule de bois

Trois déclarations par les trois présidents successifs, symbolisent parfaitement le chemin parcouru par l’Amérique, de l’hubris à la « gueule de bois ». En 1997, Bill Clinton déclarait au début de son second mandat : « L’Amérique est seule dans le monde en tant que nation indispensable »[12]. George Bush allait plus loin encore après le choc des attentats : « C’est la politique des Etats-Unis de rechercher et soutenir l’extension des mouvements et institutions démocratiques dans toutes les nations et dans toutes les cultures, avec l’objectif ultime de mettre fin à la tyrannie dans notre monde[13] ». En 2012, Barack Obama déclare dans son discours sur l’état de l’Union : « Oui, le monde change. Non, nous ne pouvons contrôler tous les événements. Mais l’Amérique demeure la nation indispensable dans les affaires internationales »[14]. L’Amérique est toujours indispensable mais le monde change et la superpuissance n’est plus : les Etats-Unis ne peuvent tout contrôler, et le président ajoute, précision importante, qu’il est temps de se concentrer sur la reconstruction intérieure (« nation-building right here at home »).

La population américaine semble en effet s’être fatiguée du messianisme de ses dirigeants et de leur aventurisme extérieur. La lassitude face à la guerre (war fatigue) est de plus en plus répandue, et le sentiment isolationniste n’a jamais été aussi élevé depuis plus d’un demi-siècle selon une étude du Pew Research Center : c’est d’ailleurs l’une des rares tendances partagées aujourd’hui par les deux partis[15]. Sur le plan intérieur en effet, le sentiment de déclin est d’autant plus prégnant qu’il est ressenti directement par les Américains, souvent comme un déclassement personnel. Après la crise immobilière et bancaire des subprimes de 2007, puis la débâcle financière de 2008, l’Amérique est entrée dans la récession la plus grave depuis la crise de 1929 – même si elle en est aujourd’hui sortie.

C’est bien dans ce contexte qu’il faut comprendre l’élection de Barack Obama en 2008 et la réflexion qu’il introduit sur le smart power ou puissance intelligente, notion qui se veut une réflexion sur ce que doit être la stratégie de puissance des Etats-Unis dans le monde contemporain : elle se veut une rupture avec Bush mais s’inscrit aussi dans une analyse des relations internationales qui prend acte du déplacement du centre de gravité du monde vers l’Asie, et des conséquences de la décennie 2000 avec la fin de l’hyperpuissance américaine et l’évolution du système international vers un monde multipolaire.

2. Smart power, redéfinition de la stratégie de puissance américaine

La notion de puissance et son évolution

La notion de puissance occupe une place centrale dans l’analyse des relations internationales, aussi bien sur le plan théorique que politique. C’est l’une des notions clés autour desquelles s’articulent la lecture et l’analyse des évolutions du système international. Mais ses définitions ont évolué dans le temps en se diversifiant selon les points de vue et en se complexifiant avec l’évolution du système international.

Les définitions de la notion de puissance sont nombreuses, mais se rejoignent généralement autour d’un noyau de définition commun que l’on pourrait résumer par « la capacité des acteurs internationaux », avec deux grandes catégories : la puissance comme capacité d’action et marge de manœuvre, et la puissance comme capacité à structurer l’environnement international.

Avec l’affirmation progressive, à partir des années 1970, de la notion d’interdépendance et la prise en compte de la multiplicité grandissante d’acteurs nationaux ou transnationaux, le champ et les modes d’action possibles de la puissance s’élargit. La puissance devient aussi sa capacité à disposer, à maîtriser ou à faire converger autour de ses intérêts un maximum d’acteurs internationaux ou transnationaux. Au-delà, c’est sa capacité à impulser ou imposer des changements normatifs c’est-à-dire concernant les règles et normes, l’architecture générale du système international. Le cas des États-Unis de 1945 est bien sûr exemplaire : l’instauration du système de Bretton Woods ou de certaines agences onusiennes a reproduit à une échelle quasi mondiale les principes américains, assurant Washington que les nouvelles normes internationales en vigueur, en matière de commerce notamment, étaient conformes aux siennes.

Cette définition souligne donc l’existence de deux dimensions de l’exercice de la puissance : celui de l’action immédiate, exercice à court terme consistant à faire face au mieux au monde tel qu’il est, et celui de la transformation du système international, construction sur le long terme d’un monde tel qu’on souhaiterait qu’il soit. La rhétorique américaine se situe souvent sur ce second plan, la pratique de la politique étrangère est plutôt une gestion voire une réaction aux crises au jour le jour.

Cette dernière définition de la puissance comme « capacité à structurer son environnement international », plus complexe à décrire, analyser et qualifier, est cependant porteuse de perspectives et questions à la fois politiques et scientifiques pertinentes. L’acteur international le plus puissant est-il en effet celui qui a l’ambition et la capacité de réagir aux soubresauts de l’environnement stratégique mondial, ou celui qui serait capable d’en tenter une restructuration en profondeur correspondant à ses intérêts et ses valeurs ? Question sous-jacente aussi dans l’analyse de la relation entre Etats-Unis et Chine, j’y reviendrai.

Mais question qui pose aussi celle de l’état du système international aujourd’hui.

Le système international est multidimensionnel aujourd’hui : Le politologue américain Joseph Nye expliquait en 2009[16] : « la politique internationale aujourd’hui ressemble à un jeu d’échecs en trois dimensions. Au sommet se trouve la dimension militaire, et sa répartition mondiale est encore unipolaire (suprématie américaine) ; au milieu, les relations économiques interétatiques : il s’agit d’une monde multipolaire, et c’est le cas depuis presque deux décennies ; en bas, le monde des acteurs transnationaux et des grandes questions transnationales, du changement climatique aux trafics en tous genres et au terrorisme : là le puissance est distribuée de manière diffuse et les acteurs non-étatiques règnent le plus souvent ».

Et donc la puissance est nécessairement aussi multidimensionnelle : Tout le problème dans chaque cas est celui des rapports entre ses différentes dimensions : s’additionnent-elles ? Ont-elles un effet multiplicateur ? Ou, au contraire, peuvent-elles se nuire entre elles, voire entrer en contradiction ? Ces interrogations sont au cœur de la réflexion introduite par Obama avec la notion de smart power.

Qu’est-ce que le Smart power ?

Renouveler le leadership américain, la stratégie de puissance américaine, c’était la vision du candidat Obama en 2007 telle que décrite dans sa profession de foi publiée comme il se doit dans le magazine Foreign Affairs. L’idée directrice étant de s’adapter aux crises du 21e siècle, aux nouvelles menaces et aux défis d’un « monde multipolaire »[17]. La réponse est donc dans le smart power, concept (voir « Smart power ? Redéfinir le leadership dans un monde post-américain ») qui va d’abord caractériser l’administration Obama, et est défendu dès sa prise de fonction par Hillary Clinton : idée d’une nouvelle et plus habile ou intelligente combinaison du hard et du soft power, qui doit assurer à l’Amérique la restauration et le maintien de son leadership. Revendications qui s’inscrivent dans une réflexion de longue date portée par le politologue (et ancien sous-secrétaire d’Etat de l’administration Clinton) Joseph Nye, dont j’ai déjà parlé, inventeur de la notion de soft power, puis donc de smart power.

Pour Nye, la puissance c’est la faculté d’un Etat à obtenir ce qu’il veut et il n’y a que trois stratégies pour y parvenir : la force, le paiement et la séduction (ou capacité d’attraction). Les deux premières relèveraient de la puissance militaire et économique, elles représenteraient le hard power, la troisième serait l’apanage du soft power[18]. Sachant que le militaire peut aussi faire du soft (cf. militaires américains pour Ebola) par exemple. Distinction entre contraindre et convaincre.

Or dès 2003, Nye intègre dans sa réflexion d’une part le relatif déclin du pouvoir de séduction et d’attractivité de l’Amérique – qui fait face à une montée d’anti-américanisme rarement égalée[19], d’autre part le fait que les défis du 21e siècle nécessitent une adaptation des stratégies de puissance face à un système international en pleine mutation, caractérisé notamment par la multiplication des conflits asymétriques et par l’ascension et la concurrence de nouvelles puissances.

Cette adaptation va se décliner à travers une révision et un rééquilibrage des différents outils de la puissance – militaires, diplomatiques, économiques, mais aussi commerciaux ou énergétiques.

Rééquilibrage des outils et dimensions de la puissance

L’idée est de mettre en œuvre une meilleure combinaison (« intelligente ») du hard et du soft power (premier point sur les guerres secrètes) ; deuxième point sur le redéploiement des priorités diplomatiques régionales pour prendre en compte évolution du système international ; mais aussi, troisième point, nouvel accent mis sur la dimension économique et la place de la politique économique au sein de la politique étrangère ; et dernier point, un mot sur la puissance énergétique.

De la guerre globale aux guerres secrètes : en écho à Clausewitz, la paix comme continuation de la guerre par d’autres moyens, plus discrets

Au cœur de la vision d’Obama, le constat que les guerres des années 2000 en Irak et en Afghanistan ont été des erreurs stratégiques majeures donc priorité : y mettre fin le plus rapidement possible. Les Américains attendent par ailleurs du président démocrate qu’il redonne la priorité aux questions intérieures, en particulier économiques. Le retrait d’Irak est promptement mené à terme et achevé fin 2011 – dans des conditions qui sont aujourd’hui très critiquées aux Etats-Unis, mais encore faut-il admettre que l’origine de la situation actuelle est à chercher non dans le retrait de 2011 mais dans l’invasion de 2003.

En Afghanistan, le président Obama redéfinit le combat de la « guerre globale contre la terreur » à une « guerre contre Al Qaeda », tout en annonçant d’emblée le retrait pour 2014, et des objectifs à la baisse : il ne s’agit plus de transformer le pays en démocratie à l’européenne, mais d’empêcher la constitution d’un nouveau sanctuaire terroriste. Si la page de Bush est tournée, c’est donc dans cette réduction visible et rapide de la présence militaire américaine sur les deux principaux théâtres de la « guerre globale contre le terrorisme ».

Mais l’administration Bush avait aussi posé les fondations d’une guerre parallèle, menée par les forces spéciales et les drones armés. Obama, qui hérite de ces nouvelles armes et d’un commandement des forces spéciales aux ressources décuplées, va y voir une alternative aux grandes opérations terrestres des années 2000. Cette évolution, liée au recentrage de la lutte sur Al Qaeda, suppose un usage plus sélectif de la force et va donner lieu à une augmentation sans précédent des assassinats ciblés, qui deviennent la principale tactique de la lutte des Etats-Unis contre les terroristes où qu’ils soient et dont l’utilisation est étendue géographiquement.

Dans cette même optique, Obama hérite également d’un programme secret de développement des capacités cyberoffensives américaines (développé contre l’Iran d’abord, puis contre la Chine). CYBERCOM, le dernier-né des commandements militaires américains, spécialisé sur le cyberespace, est en plein essor, et aurait mené en 2011 plus de 200 opérations cyberoffensives à l’international[20].

Sur un autre registre mais toujours en illustration à cette priorité à la discrétion, l’opération en Libye, où pour la première fois les Américains participent à une intervention multilatérale sans en assurer le leadership, soit un nouveau modèle d’intervention puisque Washington se retire après dix jours de combat et laisse les alliés et partenaires de l’OTAN (Français et Britanniques en tête) finir le travail. L’expression leading from behind, le leadership « par l’arrière » (ou en retrait), symbolise cette innovation dans la stratégie de puissance américaine. Enfin, elle transparaît aussi au sujet de l’Afrique, préoccupation croissante pour Washington et nouveau terrain du contre-terrorisme, avec des modalités d’intervention en accord avec un concept nouveau d’« empreinte légère » (light footprint) mis en avant par le Pentagone pour réduire à la fois les coûts et la visibilité des déploiements américains.

De nouvelles relations avec le reste du monde

Le président démocrate a surtout cherché à transformer la relation des Etats-Unis avec le reste du monde, et tout particulièrement avec le Moyen-Orient, l’Europe et l’Asie. Il s’agit d’adapter la posture et l’engagement international américain à un monde en pleine recomposition, en transition, vers ce que le journaliste Fareed Zakaria a appelé le monde post-américain.

Pour Obama, l’Amérique est une « puissance du Pacifique », et il est temps qu’elle se préoccupe de l’évolution majeure des deux dernières décennies, le déplacement du centre de gravité mondial vers l’Asie, d’où cette expression de « pivot vers l’Asie-Pacifique » pour exprimer la nouvelle direction de la politique étrangère américaine. Sous-jacent dans ce propos, le principal défi pour les Etats-Unis aujourd’hui semble être de savoir comment gérer au mieux de leurs intérêts l’ascension des nouvelles puissances qui s’affirment, conséquence de leur nouveau poids économique, sur la scène internationale – à commencer par la première d’entre elles, la Chine. En simplifiant à l’extrême, ce défi suppose un choix, entre coopter ou contester, voire empêcher cette ascension. Condition de la réussite du pivot, l’heure est également à la remise en cause des principes directeurs (parfois vieux de plusieurs décennies) de la politique de Washington vis-à-vis d’autres régions du monde, à commencer par le Moyen-Orient.

Réévaluation de la politique américaine au Moyen-Orient avec l’accord intérimaire signé sur le nucléaire iranien et le fait-même d’un dialogue renoué entre les Etats-Unis et l’Iran, ennemis de (plus de) 30 ans. Volonté de redessiner la carte géopolitique de la région. Les lignes bougent, encore accentuées par événements récents ascension ISIS Irak Syrie et réinvestissement américain même si reste sous forme de bombardements, en coalition et avec tentative – mais pas réussite pour l’instant – de laisser d’autres faire le travail. La revue stratégique de l’été 2013 à Washington avait en effet conduit à la définition d’une « stratégie plus modeste » au Moyen-Orient, selon les termes de sa conseillère à la Sécurité nationale, Susan Rice : mise à distance et acceptation par Washington d’une plus grande volatilité dans la région. Il y a donc surtout la volonté de clore la période des engagements direct et massifs (Irak), mais aussi de se concentrer ailleurs – condition du pivot. Problème : volatilité trop grande avec menaces EI sur Kurdistan et au-delà vraies lignes rouges comme Jordanie.

La relation transatlantique, enfin, a également évolué sous Obama. Au début du premier mandat, l’Europe a semblé faire les frais du pivot vers l’Asie et d’un certain détachement de la part du président Obama. Il s’agissait surtout pour Obama de faire comprendre aux Européens que pour Washington la page de la Guerre froide était tournée, et que les Européens devaient désormais prendre en charge leur sécurité. La crise ukrainienne n’a pas vraiment changé la donne, même si certaines prises de parole fortes ont pu un temps laisser croire le contraire. Pour Obama la Russie n’est ni une priorité ni un adversaire, même si l’Ukraine repose la question de la relation entre Washington et Moscou : en 2009, Obama avait mis en œuvre une remise à plat (reset) de la relation américano-russe, faisant de la Russie un partenaire de l’Amérique et inaugurant une meilleure coopération sur plusieurs dossiers, de l’Iran à l’Afghanistan. L’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine vient remettre en question cette évolution.

Economic statecraft et nouvelle diplomatie commerciale

La politique économique et la diplomatie commerciale sont replacées au cœur de la politique étrangère, comme déjà sous Clinton qui avait fait de « l’élargissement des démocraties de marché » le cœur de sa doctrine de politique étrangère et le nouveau concept directeur de la politique étrangère américaine de l’ère post-guerre froide.

Cette priorité à l’économie a été apparente dès la campagne de 2008, dans le contexte de la pire crise économique connue par les Etats-Unis depuis celle de 1929. La dimension économique va être au cœur de la stratégie de sécurité nationale d’Obama en 2010. Au point que le chef d’Etat-major américain, le général Mike Mullen, dira en décembre 2011 que la plus grave menace à la sécurité nationale des Etats-Unis est désormais la dette du pays.

D’où cette idée de réintégrer la dimension économique au cœur de la réflexion sur la puissance et donc de la notion de smart power, idée défendue par de nombreux experts influents, politologues comme économique, avec ce postulat de départ : la puissance, le leadership global et la force économique des Etats-Unis sont liés.

Concrètement, il s’agit d’enrôler le département d’Etat pour promouvoir les intérêts des entreprises américaines, et l’on voit ainsi des délégations de chefs d’entreprises accompagnées la secrétaire d’Etat Hillary Clinton dans ses déplacements – Clinton qui a introduit cette notion de economic statecraft, gouvernance économique, au cœur de sa pratique diplomatique. Hillary Clinton a ainsi également veillé à intégrer et intéresser les entreprises américaines à investir au Moyen-Orient ou en Afrique, en lien avec les objectifs stratégiques de Washington. Elle a été jusqu’à rédiger un mémo pour toutes les ambassades américaines leur ordonnant de faire de l’aide aux entreprises américaines (à accéder au marché local) dans leur pays une des priorités de leur action.

Par ailleurs, toujours dans cette ligne du « nation-building at home » défendu par Obama, la seconde priorité d’ordre économique est celle de repenser les relations commerciales avec en ligne de mire la recherche de nouveaux relais de croissance pour l’économie américaine, mais aussi de constituer un socle supplémentaire pour les redéfinitions stratégiques en cours.

Cette évolution est liée au grippage de l’OMC, au rattrapage économique rapide des grands émergents au cours de la décennie 2000, au basculement du dynamisme commercial vers l’Asie du Sud-Est, qui ont suscité une grande anxiété chez les puissances établies inquiètes de la perte de leur influence, dans les enceintes multilatérales (OMC, ONU, FMI, Banque Mondiale, etc.) et dans le système commercial international. Ainsi les Etats-Unis ont multiplié depuis 10 ans les accords bilatéraux et régionaux, négociant d’abord avec des petits partenaires, puis se lançant dans des accords « méga-régionaux » de nouvelle génération, tels que le TPP (Trans Pacific Partnership) et le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership).

Mais il s’agit aussi d’une politique commerciale au service des intérêts stratégiques : la Chine est particulièrement visée, que ce soit par le TPP (dont elle ne fait pas partie), ou via la dimension normative du Traité Transatlantique, puisque Etats-Unis et Union Européenne représentent à eux deux plus de la moitié du commerce mondial, un poids critique suffisant pour imposer ses normes au reste du monde. Dans les deux cas, il s’agit non seulement de promouvoir la croissance économique mais aussi de peser davantage, dans une logique cette fois géopolitique, face au seul rival qui intéresse Obama à long terme : la Chine (il y a là d’ailleurs un potentiel risque à désamorcer dans le Traité transatlantique pour les Européens). Et le TPP et TTIP combinés mettent les US au centre de l’économie mondiale, en faisant une nouvelle sorte d’« Empire du milieu », pour reprendre l’expression de Pierre Melandri et Justin Vaïsse[21].

Le paradoxe de ces accords régionaux c’est qu’ils constituent pour les Etats-Unis un retrait par rapport à la logique de gouvernance mondiale qu’ils avaient promue (en termes d’objectif) depuis 1945. Mais le vrai paradoxe c’est que cette logique a largement contribué à l’essor des puissances émergentes qui sont aujourd’hui à même de contester la Pax Americana, l’ordre international américain dominant.

Les Etats-Unis (à nouveau) puissance énergétique

Ce que l’on appelle communément la « révolution du schiste » a fait des Etats-Unis la zone de production de gaz naturel et de pétrole à la croissance la plus rapide du monde. Cette révolution issue des avancées technologiques dans les techniques d’extraction onshore et offshore a permis d’accéder à d’immenses réserves d’hydrocarbures « non-conventionnels » (gaz de schiste, gaz de houille, huile de schiste, schistes bitumineux…) et représente une nouvelle manne économique pour le pays, en termes d’emploi, de ré-industrialisation de certaines régions et de revenus. Ainsi en quelques années, les importations américaines de gaz naturel ont été divisées par deux et les exportations de charbon multipliées par trois.

Même si cette révolution ne change pas l’importance de la région du Golfe par exemple dans la géopolitique mondiale et donc pour les Etats-Unis, cela change leur position de force relative. Ainsi, Washington pourrait être amené à demander à d’autres grands pays importateurs de pétrole de prendre plus de responsabilités vis-à-vis de la circulation libre des hydrocarbures du Golfe Persique. Au-delà, le retour de l’Amérique comme puissance énergétique a également un impact psychologique dans le pays en termes de confiance retrouvée, de sentiment de non-vulnérabilité (cf. a contrario l’Europe vis-à-vis de la Russie), confiance qui a un impact sur la prise de risques à l’international.

3. Le monde de demain : post-américain, post-occidental, chinois ?

La résilience des Etats-Unis

Les évolutions internationales et les problèmes économiques intérieurs ne doivent pas cacher les atouts américains persistants, ni faire oublier la capacité de la société américaine à absorber les chocs et à se rétablir, sa « résilience », dont les Etats-Unis ont maintes fois fait preuve à travers leur histoire.

L’Amérique dispose toujours d’atouts de taille : la puissance économique américaine en premier lieu, puisque la part des Etats-Unis dans l’économie mondiale demeure plus ou moins constante à 20-22% du PIB mondial depuis trois décennies – en dépit, comme pour le budget militaire d’ailleurs, de l’augmentation rapide et constante de la part chinoise. Le potentiel d’innovation de l’Amérique est toujours là, avec un système d’enseignement supérieur qui reste attractif pour les étudiants du monde entier. La révolution énergétique des dernières années a par ailleurs replacé le pays parmi les premiers producteurs mondiaux de gaz et de pétrole. Autres atouts, une pyramide des âges favorable et une immigration de qualité, sans parler de la géographie avec une position centrale et « insulaire » entre deux océans[22].

Enfin, la puissance militaire américaine, relative au reste du monde, demeure l’un des atouts-maîtres des Etats-Unis. Par le montant global des dépenses d’abord, et il faut rappeler ici que les dépenses militaires américaines ont augmenté de plus de 80% entre 2001 et 2008. Par conséquent, même si le budget du Pentagone entame l’un de ses cycles décennaux de décroissance, la réduction prévue des dépenses militaires est surtout liée à la fin des opérations en Irak et bientôt en Afghanistan, avec un ordre de grandeur (baisse de 20% environ) comparable à la baisse qui avait suivi la fin de la guerre du Vietnam – et encore, à suivre car pourrait être remise en question. Au regard de la richesse du pays, le budget de défense américain, inférieur à 4% du PIB, demeure abordable et faible historiquement.

Comparée aux dépenses militaires du reste du monde, la part américaine est restée relativement constante à environ 55-60% des dépenses mondiales depuis la fin de la guerre froide. Comme pour la part des Etats-Unis dans l’économie globale, on constate cependant une redistribution mondiale des équilibres régionaux. La Chine est en tête des pays en croissance, avec un budget militaire en hausse constante et rapide, notamment depuis le début de la décennie 2000 : le budget militaire chinois est officiellement de 132 milliards de dollars pour 2014 (mais certains l’évaluent à près du double), à comparer au budget américain de 600 milliards pour 2014 (stable par rapport à 2013). Plus largement, la part de l’Asie augmente dans les dépenses militaires mondiales, et a dépassé pour la première fois en 2011 les dépenses européennes, autre signe des temps.

Enfin, la défense américaine est à la pointe de la dernière « révolution dans les affaires militaires » en date, en particulier dans le domaine de la robotisation de la guerre, dont les drones constituent l’exemple le plus connu et désormais largement partagé dans le monde. Robotisation de la guerre qui a des conséquences, puisqu’il devient moins nécessaire d’obtenir le soutien de la population américaine, indispensable lorsqu’il s’agit d’envoyer des soldats sur le terrain.

Au-delà du budget et de l’avance technologique, la puissance militaire américaine bénéficie aussi de l’empreinte globale des Etats-Unis, symbolisée par l’organisation en commandements militaires régionaux couvrant l’ensemble du globe. Il y a des soldats américains dans 148 pays différents et les Etats-Unis disposent d’un réseau de plusieurs centaines de bases (de toutes tailles) qui couvre le monde entier. Les Etats-Unis demeurent d’ailleurs le seul pays à disposer de capacités d’intervention globales, ce qui selon certains auteurs (Monteiro) suffit pour continuer à qualifier le système international actuel d’unipolaire (les US demeurant l’hegemon, ce que Hubert Védrine avait qualifié d’hyperpuissance). Enfin, Washington dispose toujours d’un réseau d’alliances inégalé, structuré notamment autour de l’OTAN, avec des pays associés et de multiples formes de partenariat, de l’Europe à l’Asie en passant par le Golfe. Les Etats-Unis ont plus de 50 alliés formels. Par comparaison, on a pu dire de la Chine qu’elle n’avait que deux amis, la Corée du Nord et la Birmanie.

Etats-Unis/Chine, une nouvelle bipolarité ?

Tous ces éléments montrent que l’annonce d’une « nouvelle bipolarité » entre les Etats-Unis et la Chine demeure prématurée. La puissance de la Chine vis-à-vis de l’Amérique est pour l’instant plus économique que militaire – par le poids croissant de la Chine dans l’économie mondiale et par le montant de la dette américaine détenue par les Chinois (1200 milliards de dollars, soit un peu plus du quart de la dette extérieure totale des Etats-Unis). C’est bien ce pouvoir économique qui permet à Pékin de ne pas se laisser intimider par la puissance militaire américaine. Cela dit, il existe bien une compétition, non seulement économique, mais également idéologique, et un affrontement direct pour l’instant limité aux domaines du cyber et du spatial.

Par ailleurs Pékin se montre pour l’instant réticent à prendre en charge les responsabilités globales que Washington dit vouloir lui confier et semble accepter de s’insérer dans le système international existant – on revient à la notion de puissance comme capacité à structurer l’ordre international et changer les règles du jeu.

Question de temps peut-être : les Etats-Unis avaient bien attendu 1941 pour assumer un rôle international à la mesure de leur prépondérance commerciale et économique – et 1945 pour changer les règles du jeu mondial, après leur victoire.

Dysfonctionnement politique interne, la plus grande menace ?

Pour d’autres observateurs, la plus grande menace à la puissance américaine viendrait plutôt du dysfonctionnement croissant des institutions américaines et des difficultés qui en résultent pour résoudre les problèmes de fond, notamment économiques (ce que disait le CEMA Mullen) et donc la plus sérieuse remise en cause de la puissance américaine sur le long terme. Or la présidence Obama n’a pas permis de progrès sur ce plan, au contraire, malgré ses ambitions de départ.

On rejoint là ce que disait un autre politologue, Christopher Layne, sur les blocages autour du relèvement du plafond de la dette à l’été 2011 (première dégradation de la note américaine) : la puissance économique hégémonique (economic hegemon) est censée résoudre les crises économiques globales, pas les provoquer » (allusion à la crise de 2008 et au rôle des subprimes et des banques américaines), dans un article au titre révélateur, si ce n’est prémonitoire : « la fin de l’unipolarité et de la Pax Americana »[23].

Quoi qu’il en soit, il faut replacer ces réflexions dans le temps long, où la puissance (et a fortiori l’hyperpuissance) n’est jamais figée ni absolue mais toujours relative. Les Etats-Unis, et l’Occident plus largement, ont perdu leur prépondérance, ils sont de plus en plus concurrencés ; la baisse de leur puissance relative est indéniable et inéluctable (car ainsi va l’histoire), tendance lourde déjà décrite par l’historien Paul Kennedy à la fin des années 1980[24]. S’agit-il pour autant de déclin ? Question de définition et de perception.

Sur le même sujet, lire aussi : « L’impossible consensus sur le rôle des Etats-Unis : la fin du siècle américain ? » et « L’exceptionnalisme comme politique étrangère et comme identité américaine »

NOTES

[1] « The American Century », titre de l’éditorial du magazine Life du 17 février 1941, par Henry Luce.

[2] Fareed Zakaria, The Post-American World – Release 2.0, New York: W.W. Norton & Company, 2011 (1ère édition 2008).

[3] Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers, Londres : Unwin Hyman Ltd, 1988.

[4] Cité par Charles Krauthammer, “The Unipolar Moment Revisited”, The National Interest, Hiver 2002/03. Krauthammer avait écrit un premier article sur ce thème en 1990 : « The Unipolar Moment », Foreign Affairs, Vol. 70 n°1, 1990/91.

[5] Sondage publié par le magazine TIME du 24 octobre 2011.

[6] Pew Research Center : « American Exceptionalism Subsides », 17 novembre 2011 avec une mise à jour le 29 février 2012 : http://www.pewglobal.org/2011/11/17/the-american-western-european-values-gap/

[7] “America is back. Anyone who tells you otherwise, anyone who tells you that America is in decline or that our influence has waned, doesn’t know what they’re talking about.” Barack Obama, State of the Union Address (discours sur l’état de l’Union), 24 janvier 2012 : http://www.whitehouse.gov/the-press-office/2012/01/24/remarks-president-state-union-address

[8] Robert Kagan, The World America Made, New York: Alfred A. Knopf, 2012.

[9] Voir aussi les deux articles cités plus haut de Charles Krauthammer.

[10] Si, comme le souligne Bob Kagan (« The Price of Power », The Weekly Standard, Vol. 16 n°18, 24 janvier 2011), l’interventionnisme est en effet la règle de la politique étrangère américaine depuis plus d’un siècle, l’augmentation du rythme des interventions dans la période post-guerre froide est indéniable : une tous les 4,5 ans depuis 1898 (époque de Theodore Roosevelt qui le premier envisageait un avenir de « world policeman » pour les Etats-Unis), une tous les 2,5 ans depuis la chute du mur de Berlin.

[11] Ivo Daalder, James Lindsay, America Unbound: The Bush Revolution in Foreign Policy, Washington DC: Brookings Institution, 2003.

[12] “America stands alone as the world’s indispensable nation” : Bill Clinton, Second Inaugural Address, 20 janvier 1997 : http://avalon.law.yale.edu/20th_century/clinton2.asp

[13] “So it is the policy of the United States to seek and support the growth of democratic movements and institutions in every nation and culture, with the ultimate goal of ending tyranny in our world”: George W. Bush, Second Inaugural Address, 20 janvier 2005: http://www.bartleby.com/124/pres67.html

[14] “Yes, the world is changing. No, we can’t control every event. But America remains the one indispensable nation in world affairs”: Barack Obama, State of the Union Address, 24 janvier 2012: http://www.whitehouse.gov/the-press-office/2012/01/24/remarks-president-state-union-address

[15] Pew Research Center : « Views of Middle East Unchanged by Recent Events », 10 juin 2011 : http://www.people-press.org/2011/06/10/views-of-middle-east-unchanged-by-recent-events/

[16] Joseph Nye, “Get Smart: Combining Hard and Soft Power”, Foreign Affairs, July/August 2009.

[17] Par opposition à l’ère unipolaire de la toute puissance américaine, annoncée par Charles Krauthammer à la fin de la guerre froide. Voir Charles Krauthammer, “The Unipolar Moment”, Foreign Affairs, Vol.70, No.1, America and the World, septembre 1990, pp.23-33.

[18] Ernest J. III Wilson, “Hard Power, Soft Power, Smart Power”, in The ANNALS of the American Academy of Political and Social Science, vol. 616, mars 2008.

[19] Joseph Nye, The Decline of America’s soft power, Foreign Affairs, mai-juin 2004.

[20] Barton Gellman, Ellen Nakashima, “U.S. spy agencies mounted 231 offensive cyber-operations in 2011, documents show”, Washington Post, 31 août 2013

[21] Pierre Melandri, Justin Vaïsse, L’empire du milieu – Les Etats-Unis et le monde depuis la fin de la guerre froide, Paris, Odile Jacob, 2001.

[22] Zbigniew Brzezinski, Strategic Vision – America and the Crisis of Global Power, New York : Basic Books, 2012.

[23] Christopher Layne, « This time it’s real : the end of unipolarity and the Pax Americana », International Studies Quarterly, Vol. 56 n°1, p. 2013-213, mars 2012.

[24] Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Paris : Payot, 1989.