L’augmentation des éliminations ciblées et la concentration accrue des pouvoirs de guerre entre les mains du président sont deux éléments essentiels de l’héritage de Barack Obama, dont Donald Trump va hériter dans moins de 15 jours.
(une première version de cet article a été publiée le journal Le Monde ici)
La pratique des éliminations ciblées est au cœur du contre-terrorisme américain aujourd’hui, et plus largement de la redéfinition des engagements militaires mise en œuvre par le président Obama. Elle a défini un nouvel art de la guerre américain, un nouvel American way of war caractérisé par l’expression d’empreinte légère. Il repose avant tout sur cet usage plus ciblé de la force militaire, ainsi que sur l’utilisation de modalités plus « discrètes » d’intervention, en particulier les forces spéciales, les drones armés et les drones de surveillance, qui rappellent le rôle central du renseignement dans les guerres contemporaines. Ces outils ont été mis en place pendant l’administration précédente de George W. Bush, mais leur utilisation a été intensifiée et généralisée sous Obama. Ce n’est pas le moindre paradoxe de l’héritage d’Obama, président démocrate élu notamment pour « mettre fin à une décennie de guerres », prix Nobel de la paix dès sa première année de mandat, mais qui termine son deuxième mandat à la tête d’un pays toujours en guerre, pour la première fois dans l’histoire américaine. Une guerre sans fin dans laquelle le président américain, de plus en plus défini par son rôle de commandant-en-chef, concentre des pouvoirs de plus en plus exorbitants.
Obama a intensifié, rationnalisé et tenté d’encadrer légalement la pratique des éliminations ciblées de « cibles de haute valeur », terme qui désigne le leadership de groupes terroristes. Cette intensification, si elle n’est pas comptabilisée officiellement, est parfaitement documentée par plusieurs organisations indépendantes : une cinquantaine de frappes de drones sous Bush, plus de 500 sous Obama. Les éliminations ciblées peuvent également être menées par des forces spéciales, dont les informations restent classifiées, à l’exception des plus connues comme celle qui a conduit à la mort d’Oussama Ben Laden au Pakistan en mai 2011. Obama a également voulu rationnaliser et centraliser le processus, révélé d’abord au grand public par un article du New York Times de 2012, qui évoquait une « kill list », liste de cibles établie et révisée chaque semaine sous supervision directe de la Maison Blanche. Ce processus est encadré et s’inscrit dans le cadre juridique des lois américaines, des lois internationales sur le droit de la guerre, et de la charte des Nations Unies, comme le décrit le document officiel rendu public début décembre 2016, autre signe de l’effort en cours de la part de l’administration Obama de pérenniser son bilan et tenter d’encadrer son successeur .
Sous Obama, contrairement à Bush, la pratique des éliminations ciblées a été largement transférée au Pentagone, alors que la plupart des drones armés appartenait en 2001 à la CIA, à l’origine du programme à la fin des années 1990. Aujourd’hui, le commandement opérationnel des forces spéciales, JSOC (Joint Special Operations Command), est devenu l’acteur central de la guerre contre les groupes terroristes, en collaboration étroite avec les agences de renseignement sous autorité militaire (NSA et DIA), même si la collaboration avec la CIA se poursuit. JSOC est également au cœur de la collaboration avec les alliés des Etats-Unis dans cette lutte, au premier chef la France, y compris pour le transfert des informations qui servent aux éliminations ciblées, dont Paris a repris la pratique comme l’a indiqué le président François Hollande dans des confidences à la presse. Les deux pays partagent également l’approche fondée sur une stratégie d’élimination des leaders, bien que les moyens diffèrent, et Paris utilise les informations reçues de Washington, même si la France n’a pas fait l’effort de transparence et d’encadrement de cette pratique dans le cadre juridique ni dans un processus politique, alors que la Maison Blanche l’a détaillée et rendue publique dans un rapport de 60 pages disponible sur son site internet.
La présidence Obama a installé les éliminations ciblées au cœur de la pratique contemporaine de la guerre. Elles sont largement acceptées par l’opinion, puisque près des deux tiers des Américains y sont favorables, et par la classe politique, le Congrès ayant fait preuve maintes fois d’un véritable enthousiasme pour cet aspect central du contre-terrorisme américain aujourd’hui.
Cette pérennisation pose cependant deux problèmes. D’abord, l’efficacité de cette tactique demeure discutée, et il existe à ce jour des études aux conclusions contradictoires. Certes, les éliminations ciblées font moins de victimes civiles que les bombardements aériens, et c’est d’ailleurs l’une de leurs justifications principales. Mais il reste qu’il ne s’agit là que d’une tactique, et que l’efficacité militaire n’est pas le succès politique, elle n’en est qu’un moyen, et ne combat pas les causes profondes du djihadisme contemporain.
On le voit d’ailleurs dans le bilan mitigé d’Obama dans la lutte contre le terrorisme : avec environ 15 000 militaires américains engagés dans des missions de combat, on est loin des 180 000 soldats américains déployés dans le monde fin 2008. Mais cette guerre s’est étendue géographiquement et les Etats-Unis sont engagés aujourd’hui dans davantage de pays qu’en 2009, à l’arrivée d’Obama. Certes elle fait moins de morts américains et coûte moins cher à Washington, mais elle a également davantage recours à des sociétés militaires privées, autre condition de l’empreinte légère. Ensemble, le recours aux forces spéciales, la pratique des éliminations ciblées et la robotisation de la lutte contre le terrorisme, qui définissent l’empreinte légère d’Obama mais aussi de plus en plus la pratique de la guerre aujourd’hui, y compris par la France, installent une forme de guerre permanente, menée par des démocraties dont les populations préfèrent ignorer les activités guerrières menées en leur nom et pour leur sécurité.