Alors que le forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique vient de se terminer, voici quelques éléments sur la manière dont les Etats-Unis et en particulier leur département de la Défense conçoivent et mettent en oeuvre la lutte contre le terrorisme sur le plan militaire en Afrique.

Je reprends ici des éléments d’un entretien donné au journal Le Monde (« Pour l’armée américaine, l’Afrique est un laboratoire de la lutte antiterroriste »), notamment sur le prisme du terrorisme, le concept de formation des armées partenaires, les priorités régionales et la coopération avec la France, ainsi que sur les influences intérieures qui pèsent sur d’autres aspects de la politique africaine, en particulier à travers le Congrès. Les propos ont été recueillis par Christophe Châtelot.

J’ai également parlé de ces questions hier dans la série d’émissions de CulturesMondes « Afrique : le grand défi sécuritaire. L’influence des puissances étrangères », à réécouter ici. Pour une perspective plus historique, on peut réécouter cet entretien donné à RFI sur « les présidents américains et l’Afrique » (depuis la fin de la guerre froide).

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Sur l’échelle des priorités de la politique de défense américaine, où se situe le continent africain ?

Selon la « stratégie nationale américaine » la plus récente, qui classe les régions du monde par ordre de priorité sécuritaire, l’Afrique arrive en avant-dernière position, juste avant l’Amérique latine, dont les questions – immigration, criminalité, trafic de drogue, échanges commerciaux… – sont traitées comme des problématiques quasi nationales par les Etats-Unis.

L’Afrique est donc négligeable pour Washington ?

Non. Si l’Afrique figure en bas des priorités, l’aide financière qui lui est consacrée représente des centaines de millions de dollars – sur un budget militaire américain 2016 de 610 milliards de dollars [569 milliards d’euros]. Ramenée au poids des économies africaines, cette aide a un impact. [Par comparaison, le budget du Pentagone représente deux fois le PIB de l’Afrique du Sud ou du Nigeria, les deux premières économies du continent.]

En outre, les questions liées au terrorisme font partie des préoccupations premières des Etats-Unis. Or, sur ce plan, l’évaluation de la menace faite par Washington concernant le continent africain est continuellement à la hausse. L’Afrique est devenue un enjeu majeur, pas seulement depuis les attentats du 11 septembre 2001, mais depuis les attaques du 7 août 1998 contre les ambassades américaines de Nairobi [Kenya] et Dar es Salam [Tanzanie].

Le premier accord sur le stationnement de forces américaines en Afrique date de 2001, à Djibouti, avec le camp Lemonnier. Un an après commençait le déploiement du corps expéditionnaire américain en Afrique de l’Est, ainsi que les premiers programmes de contre-terrorisme dans la Corne de l’Afrique placés sous la bannière de l’opération « Enduring Freedom » – comme pour l’Irak et l’Afghanistan – contre Al-Qaida.

Depuis cette époque, les moyens sont en augmentation constante. L’un des indicateurs est le classement des organisations terroristes par le département d’Etat. Au début de l’administration de Barack Obama [élu en 2008], seules quatre organisations étaient considérées comme terroristes en Afrique. Aujourd’hui, il y en a quinze. Et puis, l’Africom [le commandement des Etats-Unis pour l’Afrique, créé en 2007] est monté en puissance : des officiers de liaison de l’Africom sont présents dans les ambassades américaines du continent et travaillent sur le terrorisme. Sans compter la lutte contre l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), de Joseph Kony, en Ouganda, classée comme organisation terroriste mais qui n’est pas liée au phénomène djihadiste.

Il y a également la problématique des Grands Lacs, qui, elle, n’est pas sans liens avec la guerre contre le terrorisme. Les Etats-Unis ont noué des partenariats très étroits avec l’Ouganda, le Rwanda et même le Burundi, qui contribuent à la Mission de l’Union africaine en Somalie (Amisom), autrement dit à la lutte contre le groupe Al-Chabab, considéré par Washington comme l’organisation terroriste numéro un sur le continent africain.

Quelles régions d’Afrique font l’objet d’une attention particulière ?

Les Etats-Unis gardent toujours à l’esprit qu’ils sont aussi les héritiers de l’Empire britannique. Ils s’intéressent donc tout d’abord à l’Afrique anglophone : la Corne de l’Afrique et l’Afrique australe. Ainsi qu’à la Libye. Jusqu’à il y a quelques années, il y avait une vraie césure entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, avec le Sahel et le Sahara comme frontières. C’est fini, et il était temps. D’ailleurs, durant le second mandat de Barack Obama [2012-2016], Washington s’est mis à regarder davantage vers l’Afrique de l’Ouest. Là, il n’y a pas d’intérêts américains directs, mais ceux d’alliés importants – la France et le Maroc, notamment – et, bien sûr, la menace terroriste.

La traque de Joseph Kony, le chef de la LRA, l’intérêt porté à l’Afrique centrale et à la région des Grands Lacs sont aussi liés à d’autres facteurs qui pèsent sur la politique américaine. Il s’agit notamment du poids des organisations non gouvernementales humanitaires porté sur le Congrès, et plus précisément de celles liées aux groupes de pression chrétiens.

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Les Etats-Unis ont-ils développé une approche spécifique à l’Afrique pour leur assistance sécuritaire ?

Le building partner capacity[BPC, soit l’équipement et la formation d’armées partenaires]est un concept très ancien pour les Etats-Unis qui relève de la stratégie indirecte, autrement dit de la guerre par procuration. C’est une approche caractéristique de la guerre froide qui fut appliquée un peu partout. Il est intéressant de constater, depuis quelques années – particulièrement sous l’administration de Barack Obama –, le choix du light footprint, l’« empreinte légère », qui consiste à s’appuyer sur des partenariats et sur la formation de forces locales, capables de faire le « travail » à la place des Américains. Ce concept est appliqué en priorité à l’Afrique, qui sert ainsi de laboratoire.

De quel laboratoire parlez-vous ?

Il s’agit de voir si le terrorisme peut être combattu de cette manière. C’est pourquoi les Américains ont soutenu la France au Sahel. Cela leur permet de ne pas apparaître comme un belligérant, tout en conservant un œil sur ce qui se passe. Les Etats-Unis demeurent une superpuissance globale qui veut être présente partout, avoir des partenaires partout, des relations avec tous les pays d’Afrique. Tous les documents stratégiques américains rappellent qu’il leur faut conserver le leadership mondial. La philosophie est aussi de se positionner économiquement en tant que grande puissance.

Est-ce que cela fonctionne ?

Pour l’instant, en termes de contre-terrorisme, cela n’a pas l’air très efficace. Light footprint ou pas, la réponse reste militaire. C’est utile quand la menace est immédiate, mais cela ne prend pas le problème dans sa globalité. C’est l’un des grands échecs d’Obama. Il a rejeté la lecture « culturaliste » de [l’ex-président américain] George W. Bush, pour adopter une lecture plus économico-sociale qui n’est pas plus pertinente.

Pourquoi, alors, poursuivre sur cette voie ?

Sans doute parce que les Etats-Unis ont subi un vrai traumatisme sur ce continent avec la Somalie en 1993. [En octobre, 17 soldats d’élite américains étaient tués à Mogadiscio par des miliciens somaliens. Les images de leurs corps traînés dans les rues avaient profondément choqué l’opinion américaine. Ces événements mirent fin à l’engagement américain dans ce pays.] Depuis, les Etats-Unis tiennent à ce que la présence de leurs soldats sur le sol africain ne soit pas trop visible.

Qui, du Pentagone ou du département d’Etat, influence la politique américaine en Afrique ?

L’augmentation du poids du Pentagone au détriment du département d’Etat est une tendance lourde depuis vingt ans. Le Congrès était dominé par les démocrates de 1954 à 1994. Depuis, les républicains le tiennent sans discontinuité – ou presque. Or, les républicains ont tendance à favoriser le département de la défense, au détriment du département d’Etat, parce que les dépenses du Pentagone sont faites à l’intérieur du pays. Ce qui est bon pour l’industrie de défense est bon pour les citoyens américains.

Et puis ce concept d’« empreinte légère » implique que la coopération, l’assistance, la formation soient assurées par des forces spéciales – élément emblématique du light footprint. Du coup, le politique a moins son mot à dire.

camp-lemonier_cjtf-hoa01Concrètement, comment s’organise la présence militaire américaine en Afrique ?

L’armée américaine dispose d’une seule base importante, à Djibouti. Les autres sont ce que l’on appelle des lily pads, des « feuilles de nénuphar », de petites bases. [Une dizaine selon le Pentagone, cinq fois plus selon le journaliste américain spécialisé Nick Turse.]

En 2014, les Etats-Unis ont renouvelé pour dix ans – renouvelables – leur présence militaire à Djibouti, moyennant une grosse somme d’argent. Le Congrès a également voté le financement de travaux de rénovation et de construction d’une nouvelle piste de drones pour 1,2 milliard de dollars. Cela confirme que la présence américaine s’inscrit dans la durée.

Comment jugez-vous le niveau de coopération entre la France et les Etats-Unis en Afrique ?

Sur le terrain, la coopération fonctionne. Sur le plan financier, l’aide américaine est quasiment indispensable pour la France. Paris et Washington ont la même philosophie concernant la lutte contre le terrorisme : surveiller, échanger du renseignement… Y compris pratiquer des assassinats de personnalités de haute valeur. Mais, vu des Etats-Unis, le poids de la France dans une zone dite dépend de la façon dont est évaluée la menace contre les intérêts américains.

Vous évoquez le soutien financier des Etats-Unis à la France…

Au moment de l’opération française « Serval » au Mali [lancée en janvier 2013], deux enveloppes de 50 millions de dollars ont été débloquées très vite pour la France grâce au système dit drawdown[capacité de financement à la discrétion du président américain].

Dans la dernière loi de budget votée par le Congrès, il y avait, en plus, 100 millions de dollars destinés aux partenaires des Etats-Unis combattant le terrorisme en Afrique.

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Sur ce thème, on peut également réécouter la discussion passionnante hier à l’Atlantic Council de Washington, avec le directeur de son centre Afrique, J. Peter Pham, la secrétaire adjointe aux affaires africaines du Pentagone Amanda Dory, et l’ancien général et commandant d’AFRICOM Carter Ham, sur l’évolution de la stratégie américaine en Afrique.