Je rentre d’un colloque à l’IEP de Lyon sur la problématique « Sécurité et Liberté » où j’ai parlé de la politique américaine en Afrique et de ses contradictions, au cœur de mes recherches actuelles. Voici un aperçu de ce que j’ai raconté.

Le dilemme américain en Afrique pourrait s’exprimer ainsi : comment concilier la défense des intérêts stratégiques américains avec la volonté de mettre l’accent sur promotion des libertés et du développement au sens large – éléments-clés à la fois dans la stratégie pour l’Afrique subsaharienne et dans la stratégie contre-terroriste américaines.

Sur la stratégie américaine en Afrique, voir aussi cet article plus récent sur le blog : « Stratégie américaine en Afrique : risques et contradictions du light footprint » et tous les articles du blog sur les Etats-Unis en Afrique

Mauritian soldiers Niger Flintlock 2014

Question particulièrement intéressante concernant l’Afrique puisque AFRICOM avait l’ambition d’être un « commandement d’un nouveau type » (voir deux posts précédents sur « La stratégie américaine en Afrique », et « AFRICOM, symbole du smart power américain ? ») mettant en avant une « approche globale », approche rebaptisée par l’administration Obama du vocable de « smart power », qui devait être plus globalement une description du nouveau leadership américain sous Obama.

Or, entre-temps, le continent africain est devenu le terrain privilégié d’un élément-clé de la réorientation stratégique engagée par le Pentagone sous Obama, qui s’appuie sur les alliances et les partenariats. La directive stratégique de 2012 (confirmée par la QDR 2014) parle de « small low-cost innovative approaches » (le « light footprint », ou empreinte légère) ; au niveau politico-stratégique, elle s’inscrit dans le cadre de la « doctrine de responsabilité », conséquences de la priorité d’Obama (mettre fin à une décennie de guerres) et des contraintes intérieures qui en sont à l’origine (« war fatigue » de l’opinion, pression politique pour réduire le coût des interventions extérieures).

Les événements survenus dans l’aire d’AFRICOM ont joué un rôle déterminant dans cette évolution :

–        L’intervention de l’OTAN en Libye en 2011, qui a obligé AFRICOM à devenir un véritable commandement militaire opérationnel (par opposition par exemple à SOUTHCOM, auquel on peut pourtant le comparer pour l’approche globale civilo-militaire) ;

–        L’attaque du consulat américain de Benghazi en septembre 2012 par des groupes terroristes qui a entraîné l’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye.

Ce dernier événement surtout a eu deux conséquences (sans parler de l’affaire politique) aux Etats-Unis : une attention nouvelle de la part des Américains (tout particulièrement au Congrès) au terrorisme en Afrique – dans une région autre que la Corne et envisagé de manière nouvelle comme pouvant menacer directement les intérêts américains. Et l’attaque du consulat américain de Benghazi a donné une nouvelle mission essentielle d’interventions d’urgence à AFRICOM.

Par ailleurs, et même si l’Afrique n’est toujours pas en tête des priorités pour les Etats-Unis, l’évaluation de la menace terroriste est en hausse continue depuis quelques années, une évolution accentuée par les événements de 2013 au Mali et en Algérie (attentat d’In Amenas). On observe à Washington un regain très marqué d’attention pour l’Afrique du Nord et la Libye.

OR passer du smart power au light footprint et au contre-terrorisme n’est pas anodin :

Le mot d’ordre du light footprint est en effet la formation des armées partenaires (« building partner capacity ») : l’accent est sur les partenariats sécuritaires pour combattre une menace commune, concrètement : former des unités militaires pour combattre des « groupes terroristes ».

S’agissant de la lutte directe contre les groupes djihadistes, on peut distinguer trois modèles pour les Etats-Unis sur le continent africain :

–        En autonome (forces spéciales américaines en Somalie) ;

–        En assistance directe (traque de la LRA avec les forces spéciales ougandaises) ;

–        Ou en partenariat (guerre contre AQMI avec les Français).

Par ailleurs, l’accent sur les partenariats sécuritaires et la lutte contre-terroriste renforce la tendance à la militarisation de l’aide, aux détriments d’autres objectifs en matière de gouvernance, respect des droits de l’homme et des libertés, etc.

Illustration dans la requête budgétaire 2015 de l’administration Obama concernant l’aide au Rwanda et à l’Ouganda : face aux atteintes aux libertés et droits de l’homme dans ces deux pays, la Maison Blanche souhaite réduire son aide – mais il s’agit de l’aide au développement ; car dans le même temps (la même requête FY2015), les montants demandés pour l’assistance sécuritaire augmentent.

Niger Army Flintlock 2014 Niger

Militarisation de l’aide et conséquences en termes de message : remise en cause de l’ambition d’Obama sur la reformulation du leadership américain

La moitié des programmes d’assistance dans le domaine de la sécurité sont maintenant gérés par le Pentagone, y compris (tendance récente) les programmes d’entraînement et équipement (train and equip). L’aide militaire sous l’autorité du Pentagone (notamment sections 1206, 1208 ; et 1203 spécifiquement pour l’Afrique de l’Est et Yemen) a plus que doublé post-2005 et concerne de plus en plus l’Afrique.

On constate d’ailleurs (depuis quelques années) la montée des pays africains dans le top 10 des pays bénéficiaires de l’aide américaine, notamment le Nigeria qui passe devant Irak pour 2014, ainsi que Kenya et Tanzanie.

C’est encore plus vrai si l’on considère uniquement l’assistance militaire avec Soudan, Ethiopie, Afrique du Sud parmi les grands bénéficiaires mais aussi Somalie, Mauritanie, Tchad même si chiffres absolus moins élevés (mais il faut rapporter à la taille des pays). De même, pour les programmes d’entraînement /formation, il faut garder en tête la taille des pays et de leurs forces armées : il faut alors ajouter parmi les bénéficiaires importants Burundi, Ouganda, Ghana et Sierra Leone.

Cette évolution n’est pas sans risques.

Elle rappelle l’histoire de l’implication américaine en Amérique latine dans les années 1960 et 1970, où Washington a privilégié le même type d’approche dans la lutte contre le communisme à l’époque (avec la CIA), avec les conséquences que l’on sait.

Les Etats-Unis sont en train de nouer des partenariats de plus en plus étroitement (et essentiellement) sécuritaires avec la plupart des pays d’Afrique. Avec le risque de se trouver entraînés du soutien sécuritaire au soutien politique, et loin des objectifs affichés en termes de défense des libertés politiques et religieuses et de promotion des institutions démocratiques.

Le dilemme est aussi dans le choix entre efficacité à court-terme et objectifs à long-terme. Il a une dimension politique, liée à l’horizon très court terme de nos sociétés, et donc des électeurs et des élus. Le résultat doit être probant et vite ; le problème doit être réglé, ou du moins contenu – containment qui semble être redevenu (c’est cyclique) le mot d’ordre de l’action américaine partout dans le monde.

La question déterminante pour Washington semble désormais être : comment protéger les intérêts stratégiques américains sur le continent africain sans imposer une présence militaire préjudiciable sur le long terme ?