Face-à-face américano-russe en Europe, négociations au Moyen-Orient, forces spéciales en Afrique, démonstrations en Asie : comme toujours, un agenda de politique étrangère chargé pour Washington dans cette veille du mois de mars. Avec, spécial geek, un petit détour par les bureaux de DARPA, l’agence chargée des projets de recherche avancée au Pentagone, qui travaille sur des cyborgs entre autres nouvelles armes du futur.

Côté politique intérieure, l’Amérique est en campagne pour les élections de mi-mandat de novembre 2014 au Congrès, et la Cour Suprême vient de rendre un nouvel arrêt qui poursuit l’entreprise de déréglementation générale du financement des campagnes électorales. « Le pouvoir de l’argent n’a jamais été aussi important dans le système politique américain, au moins depuis un siècle » – ce qui n’est pas peu dire.

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La crise ukrainienne, suites

Le New York Times, toujours bien renseigné sur les débats internes de l’administration Obama, montre ici que l’équipe de politique étrangère a été particulièrement divisée sur la nature et la dureté des sanctions à infliger à la Russie après l’annexion de la Crimée : avec sans surprise une division entre le « camp des diplos » disposé à punir Moscou, et le camp des conseillers économiques, plus réticents sur l’ampleur des sanctions financières à adopter.

Côté Pentagone, on est resté dans le registre des gestes symboliques, avec un secrétaire à la Défense occupé en Asie sur le pivot, qui prend une dimension de plus en plus militaire alors que l’équipe du département d’Etat est accaparé par le processus de paix. Surtout, comme le résume une experte du CNAS (et ex-conseillère de l’équipe de Sécurité nationale du vice-président Biden) : « nos intérêts en Crimée ne peuvent se comparer à nos intérêts dans le Golfe ou en mer de Chine du Sud » – même si la crise ukrainienne entraîne un regain d’attention américaine pour l’Europe orientale. A noter tout de même, le Pentagone a tenu un exercice en Arctique qui a été interprété comme une démonstration de force vis-à-vis de la Russie, dans une zone de plus en plus stratégique, notamment sur le plan énergétique.

Le Congrès s’est montré, une fois n’est pas coutume, extrêmement réactif et bipartisan sur l’Ukraine puisqu’une loi d’aide est déjà arrivée sur le bureau d’Obama pour signature. Le sénateur McCain avait auparavant mené une délégation de parlementaires des deux partis en Ukraine, parmi lesquels un certain nombre de poids lourds du Sénat. Par ailleurs, le Congrès a maintenu la pression sur Obama pour que la Russie soit punie. En retour, la Russie a donc également sanctionné plusieurs sénateurs américains, qui par ailleurs se sont dits « honorés » de cette « distinction ». Les deux autres sujets sur lesquels on peut s’attendre à un débat renouvelé au Congrès : le dispositif anti-missiles américain en Europe orientale ; la présence des troupes américaines en Europe, avec peut-être un frein aux nouvelles réductions envisagées et au moins quelques réaménagements régionaux. Sur ce dernier point, on notera le renforcement du dispositif d’intervention d’urgence des Marines, destiné à l’Afrique et dépendant d’AFRICOM, mais stationné en Roumanie.

Autre pression sur Obama, cette fois de la part d’Hillary Clinton, qui confirme son entreprise de distanciation de la politique étrangère de son ancien patron, manière de ménager ses arrières pour 2016 – bien qu’elle demeure évasive sur ses projets pour la prochaine échéance présidentielle.

Aux Etats-Unis, le débat sur l’Ukraine présente la crise actuelle avant tout comme un affrontement très personnalisé entre Obama et Poutine. Le regain d’attention et d’intérêt pour l’OTAN ne provoque pas d’enthousiasme renouvelé pour l’implication américaine dans l’Alliance, même s’il donne un objet au prochain sommet. C’est plutôt, une fois encore, des Européens que les Américains attendent (sans trop y croire) un réinvestissement dans les moyens de l’OTAN – qui pourrait venir de l’Est. La remarque d’Obama sur la « Russie puissance régionale » est un tacle à Poutine mais aussi un message à l’Europe (« wake-up call »), toujours le même : les Européens doivent réinvestir dans leur défense.

Sécurité et engagement américain au Moyen-Orient et dans le Golfe

Dans le Golfe, les tensions entre les alliés des Etats-Unis rendent la position américaine « très problématique » et ont conduit à l’annulation du sommet du Conseil de Coopération du Golfe. Ces tensions compliquent également les ventes d’armes américaines, note Defense News. L’expert de la Carnegie Frederic Wehrey prône ainsi une nouvelle approche américaine pour la sécurité dans le Golfe dans un rapport également publié en mars.

Côté processus de paix, les Américains voulaient tenter le tout pour le tout, avec en ligne de mire sur le long terme une meilleure coopération entre Arabie Saoudite et Israël, dont les préoccupations convergent depuis les printemps arabes (light footprint diplomatique). Jusqu’à envisager la libération de l’espion israélien Jonathan Pollard, à côté de qui Snowden est « un enfant de cœur » pour la communauté du renseignement américaine. Dossier à suivre.

L’Arabie Saoudite de son côté est toujours contrariée par les Etats-Unis, même si la visite d’Obama a permis d’apaiser les craintes les plus vives sur l’alliance américano-saoudienne. Ryad souhaiterait un soutien américain plus important aux anti-Assad en Syrie et aux militaires égyptiens, ce qui n’est pas gagné. En effet, l’ex-représentant américain pour la Syrie vient de déclarer qu’il ne voyait pas les rebelles parvenir à chasser Assad du pouvoir, tandis qu’en Egypte la question du maintien de l’aide américaine devrait se poser au Congrès face aux dernières évolutions et notamment la condamnation à mort de plusieurs centaines de membres des Frères musulmans par les autorités militaires.

Enfin l’implication américaine en Libye se maintient, toujours aussi discrètement : envoi des Navy Seals pour arrêter un navire transportant du pétrole sans autorisation, formation militaire de troupes gouvernementales.

Light footprint et conflits en Afrique

Comme en Libye, et toujours en pleine crise ukrainienne, Obama a également envoyé un nouveau contingent des forces spéciales en Ouganda cette fois, où la présence américaine est donc renforcée en hommes et en équipement (avions notamment). En filigrane, l’inquiétude croissante des Etats-Unis face aux risques d’extension régionale de la crise en RCA. Et toujours dans la ligne du light footprint, Washington aurait prévu d’équiper les militaires yéménites afin qu’ils puissent conduire leur propre programme d’assassinats ciblés. Mais cette approche se heurte de plus en plus aux autres objectifs américains en Afrique, comme le souligne cette analyse sur les dilemmes des propositions de budget (aide militaire vs. autres programmes d’aide) 2015 pour l’Afrique de l’Est. On le voit notamment sur le cas du Rwanda, à qui le Congrès envisage de réduire les financements sécuritaires américains.

Dans Foreign Affairs, un article sur les conflits contemporains en Afrique dont se préoccupent les Etats-Unis, et ce constat : « ces conflits ne sont pas nouveaux, mais ils n’ont jamais été aussi liés qu’aujourd’hui ».

Priorité aux forces spéciales toujours

Confirmation lors des auditions budgétaires de mars de la priorité aux forces spéciales américaines, dont les effectifs atteindront cette année 69 700 hommes – un peu moins que les 72 000 dont l’Amiral McRaven disait avoir besoin. Le commandant de SOCOM a indiqué que ces forces maintiennent leur « engagement permanent » – en écho aux propos d’Obama qui avait déclaré l’année dernière que les Etats-Unis devaient sortir de leur « posture de guerre permanente ».

Toujours sur les forces spéciales, SOCOM a publié un appel d’offre accompagné d’une liste des pays « pour lesquels il existe un besoin critique d’informations mais pas de données suffisantes » (sur le plan de la connaissance du terrain notamment).

Démonstrations en Asie

Au Congrès, Randy Forbes, le Congressman à suivre sur le pivot (accessoirement également Monsieur « construction navale » au Capitole) ne lâche pas la pression sur la mise en œuvre de la stratégie de rééquilibrage du Pentagone vers l’Asie Pacifique.

Le mystère de l’avion disparu a donné l’occasion au Pentagone d’orchestrer une nouvelle démonstration de forces par PACOM (après le cyclone aux Philippines de 2013). Mais les tensions géopolitiques en Asie ont ralenti les recherches, l’occasion pour le secrétaire à la Défense américain Chuck Hagel, à l’aube d’une nouvelle tournée asiatique, de défendre dans un éditorial pour Defense One un rôle américain plus important pour promouvoir la « sécurité coopérative en Asie ». Les Américains ont aussi remarqué à l’occasion des recherches les capacités nouvelles de la Chine, « qui n’aurait même pas fait partie du jeu il y a dix ans ».

Autre sujet de préoccupation en Asie, la relation Japon / Corée du Sud, alliés indispensables à la réussite de la stratégie américaine de rééquilibrage. Le président Obama a là un rôle essentiel à jouer pour apaiser les tensions (« facilitateur en chef » dit l’expert du CFR). Signalons par ailleurs la création par Washington et Tokyo d’une nouvelle commission conjointe de défense pour « coordonner leurs activités face aux actions agressives chinoises dans la zone des îles Senkaku ».

Le Pentagone côté high tech

Deux articles intéressants sur les activités de DARPA, l’agence des « projets de recherche avancée » du Pentagone dont la mission est de « créer et prévenir les surprises stratégiques » : sur les systèmes d’armes du futur (big data, biologie synthétique, avions spatiaux) ; et un reportage sur le bureau des Cyborgs de DARPA.

Obama le réaliste?

Pragmatiste, réaliste, minimaliste, narcissique, idéologue, énigmatique, incompréhensible… Le magazine Politico a demandé à huit spécialistes américains de politique étrangère de qualifier la politique et la personnalité d’Obama en la matière. A lire en relisant la série du mois précédent, où le même magazine avait demandé à dix historiens américains d’imaginer « le paragraphe d’Obama » dans les futurs livres d’histoire.

Sur le même thème, on pourra également lire l’essai de Fred Kaplan sur « Obama le réaliste » et sa définition « encore plus étroite qu’Eisenhower » des intérêts américains ; voir en particulier le passage sur le dossier syrien, considéré ici comme une exception dans la gestion de la politique étrangère par Obama. Intéressant aussi, l’essai de Robert Kagan sur la « double ambivalence » actuelle, du monde vis-à-vis de la puissance américaine, mais aussi du peuple américain vis-à-vis de l’engagement international de leur pays ; pour Kagan, rien de plus attendu, la période actuelle est une phase normale pour une Amérique en sortie de guerres, à replacer dans le contexte historique des alternances cycliques d’extraversion / introversion de la politique étrangère américaine depuis un siècle. Sur ce sujet toujours, on pourra lire le rapport de la Brookings sur l’état de l’ordre international, cinq ans après la crise financière, 11 ans après l’invasion de l’Irak.

Politique intérieure : climat pré-électoral

Le pronostic de Nate Silver, le gourou geek « expert en prévisions électorales réussies » (en 2012 en tout cas), sur la reprise de la majorité au Sénat par le parti républicain aux midterms de novembre prochain était dans tous les esprits et les articles la dernière semaine de mars. Comme la Chambre devrait conserver sa majorité actuelle, le Congrès américain basculerait entièrement dans le camp républicain, ce qui compliquerait encore plus les deux dernières années de mandat du président Obama – qui sera de toute façon alors déjà un « lame-duck », un canard boiteux dans le langage consacré aux Etats-Unis. On pourra lire ici les conséquences à envisager, en particulier pour la politique étrangère, notamment le retour d’une attitude plus offensive du Congrès sur l’Iran (d’autant que les négociations pourraient durer plus longtemps que prévu). Dès le lendemain des midterms, à la fin de l’année, Washington devrait basculer en mode pré-campagne présidentielle.

Toujours côté Congrès, cet article illustre le pouvoir des associations de vétérans aux Etats-Unis et tout particulièrement auprès des parlementaires américains, ce qui explique aussi la difficulté à réformer le budget du Pentagone, notamment la part (un tiers du budget) qui concerne les traitements, pensions et assurances santé des soldats et vétérans.

La Cour Suprême américaine a à nouveau rendu une décision qui poursuit la remise en cause de la réglementation sur le financement des campagnes électorales aux Etats-Unis, déjà largement entamée avec l’arrêt historique de 2010 (Citizens United). Cette fois ce sont les contributions de donneurs individuels qui sont concernées, avec un assouplissement du maximum autorisé sous prétexte toujours de ne pas entraver la liberté d’expression (Premier amendement). « Le pouvoir de l’argent n’a jamais été aussi important dans le système politique américain depuis plus d’un siècle », analyse un professeur sur les conséquences de cette décision. D’autres analyses sur l’impact sur les prochaines élections et le fonctionnement politique américain.

Enfin, la lutte continue entre la sénatrice Feinstein et la CIA : cet article du Washington Post donne une vue d’ensemble de cette affaire qui oppose la Commission du renseignement du Sénat, chargée de la surveillance des activités de la CIA, et l’Agence. La Commission vient par ailleurs de voter pour la déclassification du fameux rapport sur la torture du Sénat. La balle est donc désormais dans le camp de l’Exécutif (CIA et Maison Blanche).

Raconter la guerre

Un article du journaliste du New Yorker George Packer sur la nouvelle littérature de guerre aux Etats-Unis, et les récits des soldats ayant fait l’Afghanistan et/ou l’Irak.