Comme promis, voici la deuxième partie de ma présentation sur l’évolution de la politique étrangère américaine et « la fin du siècle américain » (première partie ici).

La fin de la Guerre froide inaugure une période de flottement aux Etats-Unis et un questionnement sur les intérêts américains après la disparition de l’ennemi soviétique ; la finalité de l’outil militaire américain se pose notamment. Mais en réalité s’il y a flottement c’est que les trois premiers présidents de l’après-Guerre froide, Bush père, Clinton puis Bush fils vont apporter chacun une réponse sensiblement différente à cette question. Pour autant, dans aucun des cas elle n’est une fin du modèle de 1945 : au contraire, la disparition de l’alternative communiste signale aux Etats-Unis la victoire de l’ordre international qu’ils ont promu depuis 1945, et qui semble pouvoir enfin être étendu à l’ensemble de la planète.

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C’est bien l’idée de Bush père et son « nouvel ordre mondial », avec une ONU enfin fonctionnelle, pouvant faire respecter le droit international : l’illustration vient avec la grande coalition construite pour chasser les troupes de Saddam Hussein du Koweït.

Avec Clinton, on a une inflexion, liée aussi aux crises qui ont lieu pendant ses deux mandats, avec l’utilisation de la force militaire américaine pour promouvoir l’idée de justice internationale (interventions dans les Balkans, Haïti).

Sous Bush fils, nouvelle inflexion liée à l’influence des néoconservateurs et à la critique qu’ils font des années Clinton : il s’agit cette fois de profiter du moment unipolaire pour remodeler le monde dans un sens favorable aux Etats-Unis, en utilisant leur suprématie militaire : c’est le raisonnement derrière l’invasion irakienne et le projet de grand Moyen-Orient.

Continuités de la période post-Guerre froide : les aspects structurels du modèle

L’idéologie qui sous-tend le rôle international américain sort donc finalement renforcée de la Guerre froide. De fait, l’appareil de sécurité nationale se maintient et se renforce même après les attentats du 11 septembre, sous Bush fils puis sous Obama. De même, les guerres de l’Amérique demeurent des guerres de choix (seule exception peut-être l’Afghanistan, au début), et le Pentagone poursuit sa croissance, notamment dans la décennie 2000 où son budget va presque doubler.

Quant au désengagement américain sous Obama, il est tout à fait relatif : c’est surtout un retrait des deux théâtres principaux de la guerre contre le terrorisme des années 2000, Irak et Afghanistan ; pour le reste, les Etats-Unis demeurent engagés militairement et la guerre contre le terrorisme se poursuit, mais elle se fait plus discrètement et de manière souvent indirecte. On reste dans le cadre cyclique déjà défini, avec un désengagement relatif qui suit une période de guerre, similaire à fin de la Seconde Guerre mondiale, puis Corée, Vietnam… de même, la baisse du budget Pentagone est comparable à celle qui avait suivi la fin de la guerre du Vietnam.

Enfin le complexe militaro-industriel se maintient et grossit même, en raison de la croissance des années 2000. Et le Congrès y est toujours aussi imbriqué ce qui explique d’ailleurs sa pérennité (complexe « militaro-parlementaro-industriel ») (KANDEL – voir la bibliographie pour les références citées).

Ce qui soulève cette question : le modèle américain est-il désormais structurel ?

D’autant que pour être complet, il faudrait ajouter le complexe « militaro-intellectuel » qui lie l’ensemble des centres de décision institutionnels de Washington au monde des think tanks, puisque là encore ces univers sont étroitement imbriqués. Or ils sont pour la plupart interventionnistes et adhèrent au modèle internationaliste de la politique étrangère américaine (à de rares exceptions comme le Cato Institute).

Or s’il y a un changement depuis quelques années, c’est bien le décalage croissant entre ces élites intellectuelles, qui sont aussi à la fois inspiration, source et soutien du modèle, et une opinion américaine de plus en plus réticente et sceptique face au rôle international du pays. Ce décalage entre la population et les élites est particulièrement flagrant dans la dernière étude du Pew Research Center sur l’évolution des attitudes des Américains à l’international.

Ce que pointe cette étude, c’est une érosion de certains des fondements du modèle et en particulier le consensus national qui l’a soutenu aux Etats-Unis. Cette érosion est liée à l’évolution du système international et à la lecture qu’en font à la fois les Américains et le reste du monde.

Erosion du consensus et déclin relatif

J’ai évoqué les continuités indépendamment de la fin de la Guerre froide. Mais l’expérience des deux décennies post-Guerre froide va également montrer à la fois aux Américains et au reste du monde les limites de l’action et du leadership des Etats-Unis.

Obama Bush Clinton

Chez les Américains, la croyance et le consensus vacillent. Ainsi l’étude déjà citée (ainsi que d’autres également depuis quelques années) montre que les Américains doutent : le scepticisme vis-à-vis de l’action internationale des Etats-Unis est le plus élevé depuis un demi-siècle et plus de la moitié des Américains estime que leur pays en fait trop sur la scène internationale. Cette montée d’un sentiment isolationniste (qui concerne l’interventionnisme militaire et diplomatique, pas la politique commerciale) explique par exemple la montée en puissance de Rand Paul, dont les positions sur la politique étrangère vont à l’encontre du modèle traditionnel. Ces positions sont en train de lui donner une audience bien au-delà des cercles libertariens « traditionnels » qui constituaient la clientèle de son père, Ron Paul.

Les deux décennies post-Guerre froide ont laissé une impression amère aux Américains, en montrant les limites des interventions de type humanitaires (1990s) ou visant à promouvoir la démocratie par les armes (2000s) : comme le dit Pierre HASSNER, les Américains ont appris une leçon que les Européens avaient comprise depuis longtemps.

Cette prise de conscience des limites de la puissance américaine est accentuée par la diminution de leur puissance économique relative et par l’augmentation de la dette américaine.

Or ces aspects économiques accentuent les divisions intérieures et donc l’atteinte au consensus : car les républicains mettent désormais la priorité à la réduction du déficit, avec un renversement très révélateur du rapport de forces au sein du parti entre les faucons du budget et les faucons militaires (budget hawks vs. military hawks) ; tandis que les démocrates veulent de leur côté financer en priorité les dépenses sociales. Et tous veulent réduire l’aide américaine à l’étranger, pourtant nécessaire au « smart power » avancé par l’administration Obama à ses débuts pour restaurer le leadership américain en mettant l’accent sur l’aide plutôt que sur la contrainte. Tous ces éléments remettent donc en cause les moyens nécessaires à la mise en œuvre du modèle.

Rupture de l’équilibre ? évolution des positions de politique étrangère

Surtout, le soutien de l’opinion et l’existence d’un consensus politique en soutien au rôle international sont l’un des fondements du modèle – même si le consensus a toujours dû être construit et qu’il a varié en intensité. Mais justement l’une des caractéristiques de ce consensus pendant et après la Guerre froide était le fait que l’opposition entre internationalistes et isolationnistes ne recoupait pas la division partisane entre républicains et démocrates (SNYDER).

Ainsi pendant la Guerre froide on parle de « centre vital » au Congrès, rassemblant au centre républicains et démocrates favorables. Pendant les deux décennies suivantes, et jusqu’à aujourd’hui, le centre a peu à peu disparu mais il y a toujours eu une coalition de soutien à une politique étrangère activiste dans les lignes du modèle post-1945, réunissant de plus en plus les extrêmes (notamment pour le côté républicain), donnant des coalitions insolites (« strange bedfellows »), comme on l’a vu lors des débats sur la Libye ou la Syrie au Congrès (déjà en germe dans les débats et votes des années 1990 sur les interventions dans les Balkans).

Or la différence aujourd’hui c’est non seulement la disparition du centre mais surtout la montée de ce qu’on a appelé le mouvement Tea Party qui se cristallise pour les positions de politique étrangère autour de Rand Paul, au point qu’on observe (en analysant les votes au Congrès) de plus en plus trois groupes distincts, comme s’il y avait trois partis : démocrates, establishment républicain, républicains Tea Party. Or si l’affrontement sur la politique étrangère et le rôle international américain devenait un affrontement opposant les deux partis (si Rand Paul capturait le parti républicain), on aurait alors une véritable rupture, pouvant mener à la fin du modèle.

Pour l’instant, le consensus internationaliste semble plus solide côté démocrate, mais cet état de fait est peut-être lié à la présidence Obama ; là encore, les choses pourraient évoluer (il faudra observer si Hillary Clinton est candidate et surtout les positions de politique étrangère de ses éventuels challengers aux primaires démocrates).

Les Etats-Unis sont-ils devenus une puissance comme les autres ?

Question qui s’impose étant donné le lien entre le modèle d’activisme à l’international et la vision que l’Amérique a d’elle-même sur lequel il repose. Mais le modèle peut-il survivre sans l’exceptionnalisme sur lequel il repose ?

L’interrogation n’est pas nouvelle et Kissinger l’évoquait déjà en 1969, disant que les Etats-Unis « devenaient une puissance comme les autres ».

Plus récemment, Obama a contesté l’idée même de l’exceptionnalisme américain – et a heurté un tabou comme en témoigne la violence des réactions de tous bords à cette déclaration, qu’il n’a pas rééditée… On pense aussi dans une moindre mesure au tollé suscité par l’expression du « leading from behind », notion trop étrangère à l’ADN américain et à un certain sens de l’identité américaine du moins dans les élites – car les études du Chicago Council sur l’opinion montre que le peuple américain lui n’a rien trouvé à redire au leadership en retrait en Libye, au contraire.

Mais reste une ambivalence, particulièrement flagrante à nouveau récemment concernant l’Ukraine et la Russie. D’un côté, les Américains semblent totalement en phase avec la politique d’Obama de ne pas impliquer le pays dans de nouveaux conflits militaires ; mais en même temps, ils en sont troublés, et une majorité se dit déçue par la politique étrangère d’Obama. Pour le dire autrement, Obama met en oeuvre des politiques populaires (à l’international), et il en devient impopulaire.

Global Hawk

Paradoxe ? Contradiction comme le disait Fabius récemment à Washington ? En fait, il y là surtout l’illustration du lien entre modèle américain à l’international et identité américaine (voir la première partie).

Pour rompre avec ce type d’activisme international, il faudrait une nouvelle redéfinition de l’identité américaine. Peut-elle venir de Rand Paul, pourra-t-il être candidat ? Rien n’est moins sûr, comme en témoignent ses difficultés avec les donateurs traditionnels du GOP, tous plutôt internationalistes – on retombe sur l’un des aspects structurels du modèle. Par ailleurs, tous les autres candidats potentiels à la nomination républicaine se placent fermement (cf. discours récents de Rubio, Cruz, Cantor) dans la tradition internationaliste de la politique étrangère américaine. Il semble improbable que Paul remporte les primaires républicaines et soit le candidat du GOP à la présidentielle, en dépit de l’engouement médiatique qu’il suscite, même s’il est encore trop tôt pour en être sûr puisque la prochaine présidentielle aura lieu en novembre 2016. Et les primaires républicaines actuelles (en vue des midterms de novembre 2014 au Congrès) montrent plutôt l’essoufflement du Tea Party avec la victoire de candidats de l’establishment républicain.

Enfin, d’autres facteurs demeurent puissants, en particulier la conviction américaine que le monde ne peut se débrouiller sans eux. Cette croyance était déjà à la base de la pensée de Truman, pour qui un ordre mondial satisfaisant – sécurité, prospérité, démocratie – était impossible sans leadership américain. Chez les décideurs américains, on retrouve cette même conviction aujourd’hui. On peut donc tout à fait s’attendre à un rééquilibrage de la posture américaine à l’international.

 

Sur le même thème, à consulter sur le blog (références et liens aux études citées notamment):

Rand Paul, le GOP et la politique étrangère américaine

L’inaction est aussi une politique

La cacophonie : républicains et démocrates divisés sur le rôle international des Etats-Unis

Les Américains, le déclin et le rôle des Etats-Unis dans le monde

Je voudrais également signaler la parution d’un numéro spécial du magazine Diplomatie sur les Etats-Unis (Etats-Unis : Isolationnisme ou renouveau géostratégique ? n°68, mai-juin 2014), dans lequel j’ai écrit un article intitulé « Repli, pivot, leadership en retrait ? La politique étrangère américaine sous Obama »).

BIBLIOGRAPHIE

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BRINKLEY Alan, “The concept of an American Century”, in The American Century in Europe, Laurence Moore, Maurizio Vaudagna (dir.), New York: Cornell University Press, 2003.

DAVID Charles-Philippe, BALTHAZAR Louis, VAISSE Justin, La politique étrangère des Etats-Unis : Fondements, acteurs, formulation, Paris : Presses de Sciences Po, 2008.

DELAHAYE Claire, RICARD Serge (dir.), L’héritage de Theodore Roosevelt : impérialisme et progressisme (1912-2012), Paris : L’Harmattan, 2012.

HASSNER Pierre, VAISSE Justin, Washington et le monde : Dilemmes d’une superpuissance, Paris : Autrement, 2003.

HASSNER Pierre, « America Self-Contained », The American Interest, Vol. IX, n° 5, May/June 2014.

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ZELIZER Julian E., Arsenal of Democracy: The Politics of National Security – From World War II to the War on Terrorism, New York: Basic Books, 2010.