Après avoir exposé l’importance de l’aide militaire dans la politique américaine vis-à-vis de l’Afrique, et en particulier le rôle croissant du Pentagone, je poursuis ici ma série sur les Etats-Unis en Afrique avec un premier cas régional concret, celui de la Somalie.
Il est logique de commencer par la Somalie et la Corne de l’Afrique puisque la lutte contre les Shebab reste en tête des priorités américaines sur le continent africain. C’est le cas depuis la création en 2007-2008 du commandement militaire américain pour l’Afrique, comme l’a répété dans sa déclaration annuelle au Congrès le général Rodriguez, commandant d’AFRICOM, soulignant que les Shebab demeurent « la principale menace pour les Etats-Unis et leurs alliés sur le continent africain » (même si la Libye gagne du terrain… à suivre).

La lutte contre les Shebab en Somalie est donc logiquement le plus gros budget d’assistance militaire américaine en Afrique, avec un total de 1,4 milliards de dollars sur la dernière décennie (2007-2016). La force de l’Union Africaine mise en place pour lutter contre les Shebab, AMISOM, ressemble à un cas d’école de la stratégie indirecte adoptée par les Etats-Unis sur le continent (« solution africaine aux problèmes africains »).
On notera que ce terme de « cas d’école » est à double tranchant : la lutte contre le terrorisme en Afrique de l’Est a certes longtemps été considérée comme une réussite, voire un modèle, par Washington (cité à plusieurs reprises par Obama dans son discours de West Point sur sa stratégie anti-terroriste), mais elle illustre également les coûts et les conséquences contre-productives de la stratégie indirecte (sur la stratégie des Etats-Unis en Afrique sous Obama et le concept de light footprint, voir ici sur ce blog).
A noter que les Etats-Unis ont adopté ces derniers temps une approche nettement plus directe avec une intensification des frappes de drones et surtout plusieurs raids des forces spéciales contre des combattants Shebab en Somalie.
Ce post fait partie de la série sur la politique africaine des Etats-Unis (voir ici pour une liste d’ensemble) et reprend des éléments tirés de l’article de B. Brutton et P. Williams dans l’étude que j’ai dirigée pour l’IRSEM sur la stratégie américaine en Afrique.
Quelle menace terroriste dans la Corne de l’Afrique
Après les attentats de 1998 contre ses ambassades au Kenya et en Tanzanie, Washington a cherché à contenir la menace terroriste en Afrique de l’Est en finançant les efforts des principaux partenaires africains (dont l’Ethiopie, le Kenya, l’Ouganda, le Burundi et Djibouti) engagés dans la résolution de la crise politique somalienne (création d’un gouvernement pour la Somalie). Mais ces efforts ont contribué à faire du mouvement Shebab une menace qu’il ne constituait pas nécessairement au départ. Washington n’a jamais cessé d’aider diverses forces armées africaines régionales à combattre les réactions somaliennes aux efforts régionaux et occidentaux de state-building ou (re)construction de l’État somalien. Cette aide a pris des formes variées, y compris le financement, la formation, et l’équipement des « armées partenaires », ainsi que le déploiement de conseillers militaires américains.
Depuis 2006, les Shebab ont réussi à contrôler des pans importants du territoire somalien dans le sud et le centre du pays. Mais depuis la mi-2011, ils ont perdu du terrain face à une coalition de forces kényanes, éthiopiennes, de l’Union Africaine et de forces gouvernementales somaliennes (voir ce rapport pour une étude d’ensemble sur 2007-2013). Au début de 2012, les forces kényanes ont été intégrées à l’AMISOM, qui sont rémunérées par l’Union européenne et bénéficient de formation et d’assistance de la part de Washington et de l’ONU.
Les Shebab ont alors changé de stratégie pour attaquer ces pays sur leur terrain, lançant des attaques terroristes majeures au Kenya et en Ouganda, tout en essayant et parfois en réussissant d’autres attaques en Ethiopie et à Djibouti. L’attentat contre le centre commercial Westgate de Nairobi en septembre 2013 en particulier a été présenté comme la réponse des Shebab aux actions du Kenya en Somalie.
Les avantages pour Washington de la stratégie indirecte
Pour Washington, cette approche a pour principal avantage d’éviter de mettre des soldats américains sur le terrain, même si depuis fin 2013 il y a des conseillers militaires et des forces spéciales sur place.
Le coût financier de l’AMISOM a également été relativement faible, en particulier par rapport aux déploiements américains massifs de la décennie précédente. Depuis 2007, les États-Unis ont fourni environ 512 millions de dollars en aide directe à l’AMISOM. Ils ont également payé environ 30% des 2 milliards de dollars dépensés par le Bureau d’appui de l’ONU pour l’AMISOM en 2014-2015. Ces chiffres ne comprennent pas l’aide bilatérale substantielle aux pays contributeurs de l’AMISOM, dont plusieurs sont de proches alliés des Etats-Unis (Kenya, Ethiopie, Ouganda). Pour autant, ces sommes au total restent faibles en comparaison des sommes dépensées par les États-Unis sur d’autres théâtres de la « guerre contre le terrorisme » – c’est par exemple pour un an l’équivalent de moins d’une semaine de dépenses américaines en Afghanistan (où les coûts au plus fort de la guerre atteignaient en moyenne 300 millions de dollars par jour).
Mais même bon marché, cette stratégie par procuration reste problématique. En effet, en Somalie, elle a sans doute créé davantage de problèmes qu’elle n’en a résolus. De manière aussi préoccupante, elle a également encouragé un certain nombre de problèmes potentiellement graves à long terme pour les Etats-Unis en Afrique de l’Est, en raison d’effets profondément négatifs et contre-productifs dans les pays partenaires.
Inconvénients et effets contre-productifs de la stratégie indirecte
Les conséquences à long terme de la stratégie indirecte sont principalement :
- Augmentation du risque pour les pays partenaires d’être la cible d’attaques terroristes de représailles ;
- Conséquences du comportement des forces militaires combattant « pour » les Américains sur l’image et le message politique des Etats-Unis dans la région ;
- Ces effets renforcent la perception largement répandue selon laquelle les États-Unis se soucient plus de sécurité que de démocratie ou droits de l’homme dans la région, et détourneront les yeux aussi longtemps que les armées partenaires écouteront les priorités et directives américaines ;
- Au-delà, l’aide apportée aux pays partenaires et plus précisément à leurs forces militaires peut conduire au renforcement de régimes autoritaires et répressifs, qui utilisent le soutien américain pour consolider leur pouvoir et réprimer l’opposition politique sous couvert de « lutte contre le terrorisme ».
Dans le cas de la Somalie, la stratégie américaine a par ailleurs été fortement influencée par les intérêts de l’Ethiopie et du Kenya, avec des résultats parfois négatifs, y compris pour ces deux pays.
Kenya
Le partenariat entre les États-Unis et le Kenya illustre certains de ces effets négatifs. À la suite de l’attaque d’Al-Qaïda contre l’ambassade américaine à Nairobi en 1998, les États-Unis et le Kenya se sont engagés dans une relation bilatérale resserrée. Aujourd’hui, le Kenya est l’un des plus grands bénéficiaires de l’aide américaine recevant jusqu’à plus de 1 milliard de dollars en tant que partenaire-clé (anchor country, pays d’ancrage) de la guerre contre le terrorisme en Afrique de l’Est.
Le soutien américain a été compliqué par les accusations de la CPI contre le président Uhuru Kenyatta et le vice-président William Ruto. Mais malgré une déclaration vigoureuse du département d’Etat (« les choix ont des conséquences« ), malgré aussi les accusations de violations des droits de l’homme contre le gouvernement kenyan et ses forces de sécurité, Washington n’a pas remis en cause son soutien. La hiérarchie des priorités américaines actuelles est claire, certaines entorses sont tolérables tant que le pays continue d’agir en partenaire solide et fiable sur les questions de sécurité.
Ethiopie
L’ Ethiopie est depuis longtemps un partenaire stratégique clé des États-Unis en Afrique de l’Est et figure également parmi les grands bénéficiaires de soutien militaire, logistique et de formation. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, le gouvernement éthiopien a mis en place un arsenal de mesures répressives contre les journalistes, plusieurs ONG, ainsi que des groupes religieux. Mais l’Ethiopie reste parmi les 10 premiers bénéficiaires de l’aide étrangère américaine (en 2012, 580 millions de dollars uniquement pour développement, aide humanitaire et programmes de santé). Deuxième plus grand donateur après la Chine, Washington a contribué à maintenir pendant des années le régime en général (l’aide étrangère représente 50 à 60% du budget du pays), et la quatrième plus grande armée d’Afrique sub-saharienne en particulier, ainsi qu’une multitude d’autres « institutions de sécurité ».
J’évoquerai l’Ouganda et le Burundi dans un prochain article, sur les interactions entre la lutte contre le terrorisme dans la Corne de l’Afrique et la politique américaine dansla région des Grands Lacs.