L’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM) vient de mettre en ligne l’étude que j’ai dirigée sur la stratégie actuelle des Etats-Unis. Cette étude présente l’évolution de la politique de défense américaine sous Obama, à partir de deux angles d’analyse: l’évolution des engagements militaires, l’évolution du budget militaire et des priorités industrielles des Etats-Unis.
L’étude, intitulée « Etats-Unis, quelle transition stratégique ? La politique de défense sous Obama, entre dynamiques internes et évolutions internationales » peut être téléchargée sur le site de l’IRSEM (82 pages). Elle comporte un article introductif (aussi une bibliographie commentée), un article sur l’évolution des engagements militaires sous Obama (les deux rédigés par moi-même), et un article sur l’évolution du budget du Pentagone et ses conséquences pour l’industrie de défense américaine, rédigée par Aude-Emmanuelle Fleurant (IRSEM).
En voici une synthèse:
La réélection de Barack Obama à la présidence des États-Unis a confirmé pour quatre années supplémentaires les grandes orientations de la politique étrangère américaine. Elle a donné une portée et une validité nouvelles à la directive stratégique de défense (Defense Strategic Guidance ou DSG 2012), publiée par le département de la Défense américain en janvier 2012, en attendant la prochaine QDR (Quadriennal Defense Review) ainsi qu’une nouvelle stratégie de sécurité nationale, toutes deux annoncées pour 2014.
Elle confirme donc la transition stratégique engagée par le président Obama, que l’on peut résumer en quatre points :
Premier point : l’administration Obama a fait le constat dès son arrivée aux commandes de l’entrée dans une nouvelle ère des relations internationales, caractérisée par le passage d’un système international unipolaire issu de la fin de la guerre froide et dominé par les États-Unis, à une nouvelle configuration évoluant vers la multipolarité, avec l’ascension de nouveaux pays « émergents » et le déclin relatif de la puissance américaine. Cette transition nécessite une adaptation de l’ensemble de l’appareil de sécurité nationale des États-Unis, et en particulier du Pentagone, réorientation engagée à travers le pivot vers l’Asie.
Deuxième point : la transition s’applique également à l’Amérique à proprement parler, puisque l’élection d’Obama en 2008 a traduit aussi la volonté de tourner la page des années Bush et de mettre fin à une décennie de guerres en Irak et en Afghanistan, exprimant la montée d’un sentiment isolationniste inédit depuis un demi-siècle dans la population américaine, qui se traduit par une volonté de retrait ou du moins de retenue des Etats-Unis vis-à-vis des affaires géopolitiques mondiales (voir aussi le post précédent sur « les Américains, le déclin et le rôle des Etats-Unis dans le monde« ). Cet aspect a été encore évoqué par le président Obama lors de sa seconde investiture quand il a rappelé « qu’une décennie de guerres prend fin ».
Troisième point : la transition stratégique s’exprime également par une transition budgétaire majeure pour le département de la Défense américain. Comme l’illustre le feuilleton politico-administratif entre le Congrès et la Maison-Blanche depuis les élections parlementaires de novembre 2010, le dossier de la dette, lié à celui du déficit, mobilise l’ensemble des acteurs de Washington et entérine l’amorce d’un important cycle de décroissance des dépenses de défense, démarré en 2011.
Quatrième point : le nouvel état stratégique des États-Unis, auquel cette transition devrait mener, sera défini autant par les conséquences des choix faits aujourd’hui que par l’évolution de la situation internationale et l’apparition d’éventuels « cygnes noirs ».
La transition actuelle est donc caractérisée par l’influence déterminante des facteurs intérieurs sur la stratégie internationale et la politique de défense des États-Unis, en particulier sur les choix et la gestion budgétaires et capacitaires du Pentagone, et sur les choix et les formes d’engagements militaires privilégiées.
Cette influence se traduit par :
Un certain retrait américain, qui répond au sentiment dominant de réticence du public américain et à l’accent mis sur les questions budgétaires (réduire le coût des interventions extérieures) mais traduit aussi l’effort de redéfinition du leadership américain par Obama. Cet effort s’est traduit par la définition de nouvelles modalités pour les engagements militaires américains dans le monde, avec en particulier l’accent sur des armes plus discrètes, le choix d’un nouveau format « d’empreinte légère » et l’élaboration d’une forme inédite de participation américaine à une opération de l’OTAN par le « leadership from behind » (leadership en retrait). Cette évolution des engagements militaires américains sous Obama est analysée dans l’article de Maya Kandel.
Une situation budgétaire tendue qui paradoxalement, agit simultanément comme un moteur et comme un frein à la mise en œuvre de la transition stratégique. La micro-gestion budgétaire forcée par le rapport de force législatif/exécutif sur l’enjeu du déficit fédéral fait perdre de vue que les bases d’une approche visant à encadrer les dimensions financières, industrielles et capacitaires de la phase de décroissance ont été jetées dès 2009. L’examen attentif de celles-ci permet de mettre en lumière certaines priorités qui soutiennent le processus de transition stratégique à l’heure actuelle et de voir à quelles difficultés elles se heurtent, ce que propose l’article d’Aude-Emmanuelle Fleurant.
Deux conclusions essentielles se dégagent de ces analyses :
Sur le court terme, le contre-terrorisme demeure la première priorité pour les forces armées américaines et à cet égard le retrait américain ne vaut que pour le désengagement des grands théâtres d’opérations qu’étaient l’Irak et l’Afghanistan. Les capacités de renseignement, surveillance et communication (drones, systèmes spatiaux, cyberespace) demeurent des priorités essentielles et qui sont relativement protégées comme telles des coupes affectant le budget du Pentagone.
Sur le long terme, la réorientation du département de la Défense (son « pivot ») en accord avec le rééquilibrage vers l’Asie de la posture de défense américaine est engagée. L’effort est canalisé vers de nouvelles modalités de projection de la force. Le principe directeur demeure, comme c’est le cas depuis plusieurs décennies aux États-Unis, de maintenir voire creuser l’écart technologique entre les Américains et leurs challengers potentiels.
Ces évolutions ne sont pas sans conséquence pour les alliés des États-Unis, les Européens au premier chef, et l’étude s’attache donc en conclusion à en tirer les leçons pour l’Europe en général et la France en particulier.
Bonsoir,
Je terminais la lecture récemment de « La chasse à l’homme » de Peter L. BERGEN à propos de la traque de OBL par les Etats-Unis. L’auteur cite, par exemple, que le budget du renseignement américain a progressé de 20 à 80 milliards de dollars entre 2001 et 2011.
D’autre part, il est aussi question de la très forte progression des troupes du JSOC (qui sont passées, de mémoire, d’un millier d’hommes à plus de 4000).
C’est pourquoi je me demandais si dans le cadre de votre travail vous perceviez :
– un maintien ou un désengagement budgétaire en matière de renseignement,
– si au contraire les troupes du JSOC vont demeurer à leur niveau (et pourquoi pas augmenter encore…) pour soutenir un engagement militaire américain souple et léger de par le monde ?
Cordialement
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Merci pour votre commentaire, et pour les questions que vous soulevez.
Pour y répondre, il faut d’abord prendre en compte le contexte général, qui est celui d’une décroissance du budget de défense américain (voir là-dessus l’analyse très fine dans l’article de Aude Fleurant, dans l’étude de l’IRSEM). A priori, ce sont deux postes (renseignement et forces spéciales) qui devraient être relativement protégés, d’autant que le dernier accord budgétaire atténue l’effet de la séquestration cette année (« seulement » 25 milliards de dollars d’économies à trouver, plutôt que 45, le DoD a gagné 20 milliards dans l’affaire).
Mais dans le contexte actuel, cela signifie sans doute quand même une baisse. Il faut attendre la fin de la semaine (a priori: deadline 15 janvier) pour avoir le détail poste par poste car la loi de défense de décembre était la loi d’autorisation et plusieurs choses peuvent encore changer, en particulier les économies réalisées sur les pensions des militaires américains (point encore très controversé et débattu actuellement).
Le renseignement et les forces spéciales sont des priorités, mais même dans les domaines protégés le Pentagone anticipe des baisses (voir par exemple la feuille de route du DoD publiée fin décembre 2013 sur les drones: http://www.defense.gov/pubs/DOD-USRM-2013.pdf : décroissance anticipée alors même qu’il s’agit d’une priorité (light footprint, CT).
Pour les forces spéciales, la requête pour 2014 anticipait une baisse de 20% pour SOCOM (voir ici: https://www.fas.org/sgp/crs/natsec/RS21048.pdf).
La priorité aujourd’hui est de développer l’interdépendance et la coordination entre forces spéciales et forces conventionnelles, comme c’est le cas en Afrique par exemple.
Pour le renseignement, les budgets sont opaques, je n’ai pas creusé récemment.
Le problème, comme pour d’autres priorités affichées, c’est que le Congrès se refuse à réformer pensions et système de santé, qui absorbent une part croissante du budget du DoD (selon un calcul du CSBA, ces dépense absorberaient la totalité du budget du Pentagone en 2039 en l’absence de réformes!).
D’où l’inquiétude du Pentagone, obligé de couper partout, même sur les budgets protégés pour trouver 25 milliards d’économies (et notamment dans la R&D, ce qui les préoccupe particulièrement, et serait une rupture par rapport à d’autres « fins de guerre » récentes pour les Etats-Unis).
A suivre, donc (en espérant des réponses sous peu, même si avec le Congrès tout est possible…)
Cordialement,
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