Du Yémen au Pakistan, sur le continent africain, à nouveau en Irak, les Etats-Unis sont aujourd’hui impliqués directement dans au moins 8 guerres (et indirectement dans beaucoup plus). Cet article se penche sur le bilan d’Obama, non comme diplomate, mais cette fois comme commandant-en-chef des armées américaines. 

Obama troops

Du Yémen au Pakistan, sur le continent africain, à nouveau en Irak, les Etats-Unis sont aujourd’hui impliqués directement dans au moins 8 guerres (et indirectement dans beaucoup plus). Cet article se penche sur le bilan d’Obama, non comme diplomate, mais cette fois comme commandant-en-chef des armées américaines – Obama en chef de guerre.

Il l’avait promis en 2008, il le répétait après sa réélection : « une décennie de guerres prend fin ». Pourtant, les Etats-Unis sont aujourd’hui impliqués directement dans plus de guerres qu’en 2009. Même en comptant « seulement » les pays où les militaires américains bombardent directement ou participent au combat eux-mêmes ou en appui à des forces combattantes, les Etats-Unis se trouvent en guerre dans 8 pays (Afghanistan, Pakistan, Somalie, Yémen, Irak, Syrie, Cameroun, Ouganda). Ces chiffres ne prennent pas en compte les forces spéciales (qui font certes, pour l’essentiel, des missions de formation) : en 2014, elles avaient été déployées dans 133 pays au total, soit 70% des pays du monde. Les interventions militaires n’ont donc pas cessé sous Obama, elles sont même plus nombreuses, mais elles sont moins visibles, coûtent moins chères et font moins de morts américains (60% de moins sous Obama que Bush, moins de 2000 contre près de 6000 ; la guerre contre le groupe Etat Islamique a fait 15 morts américains depuis le début de la campagne en septembre 2014).

Ces nouvelles modalités des engagements militaires américains (stratégie indirecte, armes plus discrètes, « empreinte légère »), constitue un aspect majeur de la réorientation de la politique de défense engagée par Obama. Elles ont été déterminées en grande partie sous l’influence de contraintes intérieures caractéristiques de la période actuelle aux États-Unis : une opinion publique majoritairement hostile à toute nouvelle aventure militaire majeure, évolution reflétée au Congrès ; des contraintes financières fortes en raison du niveau de la dette américaine et du déficit budgétaire. Surtout, elles reflètent les préférences personnelles du président Obama et ses priorités, avant tout intérieures (« nation building at home »), ainsi que son analyse de l’évolution du contexte international. Elles vont de pair avec le second aspect essentiel de la politique de défense américaine actuelle, la priorité à long terme (à court terme, la priorité demeure la lutte contre le terrorisme) : la volonté de se tourner vers l’avenir c’est-à-dire l’Asie.

Elles illustrent également l’ambition d’Obama de redéfinir le leadership américain, une volonté exprimée très tôt par le candidat démocrate en réaction à la politique de son prédécesseur (et aux dégâts qu’elle avait occasionnés) : un leadership se voulant plus humble et plus discret, comme le dira explicitement le conseiller anonyme du président à l’origine de la formule du « leadership from behind » à propos de la Libye. Un leadership également « plus intelligent », en référence au concept de « smart power » imaginé par le politologue Joseph Nye, visant à retrouver une combinaison plus équilibrée des différents instruments de l’action extérieure, concept largement mis en avant par la nouvelle administration démocrate en 2009 (d’où l’accent mis sur la diplomatie mais aussi sur la politique économique). Enfin, il faut souligner chez Obama la volonté d’aller contre un certain consensus dominant à Washington dans l’establishment de politique étrangère, en l’occurrence le recours à la force comme solution à toute crise, en négligeant la diplomatie ; et la volonté aussi de bousculer les alliances traditionnelles en fonction d’une réévaluation des intérêts américains (voir à cet égard l’article de J. Goldberg dans The Atlantic sur la doctrine Obama).

Nouvelles modalités des interventions militaires

Retrait d’Irak achevé fin 2011, retrait annoncé d’emblée même si précédé d’un surge  « obligé » en Afghanistan : Obama tourne la page des années Bush avec cette réduction visible et rapide de la présence militaire américaine sur les deux principaux théâtres de la guerre contre le terrorisme des années 2000. L’objectif est d’ailleurs érigé en nouveau dogme dans la directive stratégique de défense de 2012 (et confirmée par la QDR 2014), qui annonce la fin des « grandes opérations terrestres de stabilisation et de nation building ».

Tactiques furtives et guerres discrètes

En réalité, si les ruptures sont nombreuses, et pour certaines importantes, les continuités sont également fortes entre Obama et son prédécesseur républicain, à tel point que les experts de la Brookings Institution à Washington diront qu’Obama « a été plus efficace que Bush sur l’agenda de Bush ». Avec Obama, l’Amérique renoue avec l’approche indirecte. L’objectif doit permettre de contrebalancer le désengagement militaire des théâtres irakien et afghan, tout en poursuivant les objectifs stratégiques affichés de manière moins visible pour les opinions américaine et mondiale et à moindre coût.

Reaper Nevada

Drones et forces spéciales

L’administration Bush avait posé les fondations d’une guerre parallèle, reposant en particulier sur l’emploi des forces spéciales et des drones armés. Obama, qui hérite de ces nouvelles armes et d’un commandement des forces spéciales aux ressources humaines et financières décuplées, va voir là une alternative à ces guerres trop coûteuses et aux résultats peu convaincants, non seulement en Afghanistan, mais également sur de nouveaux théâtres où les États-Unis ne sont pas officiellement en guerre : Pakistan (indissociable de la guerre en Afghanistan), mais aussi Yémen et Somalie.

Cette évolution est liée à la redéfinition stratégique opérée par l’équipe Obama avec le recentrage de la lutte sur les groupes terroristes liés à Al-Qaïda et maintenant à l’Etat Islamique, selon ce qu’on pourrait décrire comme la tactique israélienne de gestion de la menace plutôt qu’en fonction d’un agenda global idéologique qui était celui des néoconservateurs américains. Cette redéfinition suppose un usage plus sélectif de la force et va donner lieu à une augmentation sans précédent des assassinats ciblés (targeted killings), qui deviennent la principale tactique de la lutte des États-Unis contre le terrorisme islamiste dans le monde. Elément déterminant lié à la fois à la personnalité du président et au poids des contraintes intérieures auxquelles il doit faire face : d’emblée, Obama se trouve très à l’aise avec tout le pan secret des guerres en cours ; il s’entend très bien à la fois avec son premier directeur de la CIA, Leon Panetta, et avec John Brennan, son conseiller anti-terroriste au Conseil de sécurité nationale (NSC) à la Maison Blanche, qui deviendra le symbole de la politique des assassinats ciblés. C’est lui qui va organiser et centraliser cette politique à la Maison Blanche. C’est donc une appropriation de l’héritage de Bush, mais avec une « touche Obama » qui cherche à donner une nouvelle rigueur à la ‘kill list’ : embauche de juristes, rationalisation du processus autour du NSC et de Brennan… Toujours est-il que, dès son arrivée, Obama va très fortement intensifier la campagne d’éliminations ciblées, et sous son commandement, les frappes sont également étendues géographiquement, de la zone « AfPak » à la péninsule arabique et à l’Afrique (Yémen, Somalie).

Les chiffres sont éloquents (source : Bureau of Investigative Journalism) : Bush 51 frappes au Pakistan, Obama 372. Yémen : Bush 1, Obama 113-133 (voire plus) ; Somalie : Obama 19-23.

Les raids des forces spéciales, pour arrêter ou tuer des terroristes recherchés, se multiplient également, mais restent difficiles à comptabiliser de manière exhaustive (pour des raisons évidentes), à l’exception de certaines opérations emblématiques comme celle du 1er mai 2011 qui a entraîné la mort d’Oussama Ben Laden.

Marsoc Afghanistan

Donald Rumsfeld, premier secrétaire à la Défense de Bush, a joué un rôle déterminant dans le développement des forces spéciales américaines : il envisage d’emblée un nouveau type de guerre contre Al-Qaïda, envie la souplesse et les possibilités des hommes de la CIA qui, dès le lendemain du 11 septembre 2001, propose à Bush d’armer les drones Predator de missiles afin de pouvoir frapper rapidement dès repérage d’une cible. Le commandement des forces spéciales est alors relativement embryonnaire et va connaître un développement fulgurant sur la décennie 2000 : son budget va presque quintupler en moins de dix ans, tandis que le nombre de forces spéciales double sur la décennie.

Avec Obama, cette priorité aux forces spéciales est confirmée : SOCOM, le commandement américain des forces spéciales, est protégé des coupes qui frappent le budget américain de la défense (avantage discrétion aussi, on dit par exemple que les forces spéciales sont l’armée du président, tandis que les forces régulières sont l’armée du Congrès, qui joue un rôle essentiel par la Constitution). Ces dernières années ont vu notamment SOCOM prendre une importance croissante en tant que planificateur et acteur principal de la coopération de sécurité au Pentagone, en particulier l’ensemble des programmes de formation et entraînement des armées partenaires. L’amiral McRaven, commandant de SOCOM de 2011 à 2014, a joué un rôle majeur dans cette évolution. Aujourd’hui, les effectifs des forces spéciales américaines atteignent près de 70 000 hommes (moins de 5% forces militaires totales américaines) pour un budget en 2012 de 10,5 milliards (1,4% du total budget défense).

La CIA et le Pentagone ont connu une évolution croisée pendant les années 2000 : la CIA se militarise, tandis que le Pentagone développe ses capacités de renseignement. S’agissant des assassinats ciblés, c’est d’abord exclusivement la CIA qui les opère depuis sa base de Langley en Virginie, secondée bientôt par le Pentagone, avec une répartition des rôles et une division du travail entre les acteurs, en fonction de la nature du théâtre (pays avec lequel Washington est officiellement en guerre ou non), mais aussi d’autres facteurs : dans certains cas, la CIA a de meilleurs rapports avec les autorités locales, dans d’autres cas il s’agit des militaires – or les drones n’ayant pas de capacité défensive, l’accord des autorités locales est le plus souvent nécessaire (sauf en l’absence d’autorité étatique sur un territoire) (sur ce « new American way of war » et cette évolution croisée CIA-Pentagone, voir aussi mon article dans l’étude de l’IRSEM sur la transition stratégique américaine).

L’administration Obama privilégie donc dans la lutte contre le terrorisme cette approche de gestion de la menace avec interférence minimale pour le public américain, que les frappes de drones symbolisent : pas de risques pour les pilotes américains qui opèrent à des milliers de kilomètres de l’action ; coût réduit par rapport à celui d’une intervention de troupes au sol. On notera par ailleurs que, en dépit des nombreuses questions morales et juridiques soulevées par leur emploi, les drones armés n’ont pas provoqué aux Etats-Unis de réelle controverse (hors la communauté de défense et des universitaires spécialisés) et font l’objet d’un large soutien de la part de la classe politique comme de l’opinion.

Cyberguerre

Les assassinats ciblés ne constituent qu’un des volets des guerres parallèles et secrètes entamées sous Bush et poursuivies par son successeur. Dès sa prise de fonction, Obama avait lancé une revue d’évaluation de la douzaine de programmes clandestins alors gérés par le Pentagone (et la CIA) : tous vont être confirmés à l’été 2009. Parmi eux se trouve un programme cyber alors ultra-secret, baptisé « Jeux Olympiques » (sera connu ensuite sous nom de Stuxnet) et dirigé contre l’Iran.

Le programme a été mis au point au sein du commandement stratégique (STRATCOM) dans une cellule ad hoc qui deviendra l’embryon du futur CYBERCOM (dirigé par le directeur de la NSA, National Security Agency, agence de surveillance des communications mondiales), et basé à Fort Meade, Maryland, comme la NSA), intégré dans STRATCOM mais qui pourrait bientôt devenir un commandement militaire combattant autonome (COCOM, voir la réforme proposée par Ash Carter début avril 2016) : son objectif principal est de développer les capacités cyberoffensives du Pentagone. « Jeux olympiques » repose sur le développement de capacités visant à perturber le fonctionnement des centrifugeuses iraniennes et donc à retarder le programme nucléaire iranien, sans que les Iraniens puissent déterminer l’origine du « problème ». Le virus, introduit en 2008 dans le système informatique des centrifugeuses iraniennes, remplit son rôle jusqu’en 2010 où il « s’échappe » du circuit fermé des centrifugeuses et infecte le réseau mondial (il est alors rebaptisé « Stuxnet » par les journalistes). En attendant, il a fonctionné à merveille et conduit à un arrêt, temporaire certes, des 984 centrifugeuses de Natanz. Washington estime qu’il aura conduit à un retard de un ou deux ans sur le programme nucléaire iranien.

CYBERCOM NSA CIA

Dans le contexte budgétaire tendu, aggravé par la séquestration, CYBERCOM va prendre de l’ampleur à l’abri des coupes budgétaires, comme SOCOM. En 2011, le département de la Défense a publié sa premier « cyberstratégie », considéré désormais comme un nouveau domaine opérationnel. Cf. aussi les révélations récentes sur des « cyberattaques » que les États-Unis auraient menées contre la Chine (révélations d’Edward Snowden, l’employé de la NSA qui a révélé le programme PRISM de surveillance généralisée et de stockage des données Internet par la NSA) – alors même que les questions de cybersécurité sont au cœur de toutes les rencontres entre Obama et le président chinois Xi Jinping. Ces cyberarmes viennent donc compléter une panoplie de nouveaux outils furtifs d’interventions militaires.

L’ensemble participe à la définition des nouvelles formes d’interventionnisme américain, de présence militaire américaine au monde si l’on veut, résumée par la formule du « light footprint » et symbolisée particulièrement par l’Afrique.

L’empreinte légère

Le laboratoire africain, dernier front de la guerre contre le terrorisme (sur les Etats-Unis en Afrique, voir aussi ailleurs sur ce blog).

Il y a une montée en puissance de la présence de l’Afrique dans les intérêts américains liée à une évaluation en hausse de la menace terroriste venue du continent. Pour certains, c’est le dernier front dans la guerre globale américaine contre le terrorisme, lancée par Bush et poursuivie par Obama. Certes l’Afrique n’a jamais figuré, et ne figure toujours pas au premier rang des priorités stratégiques des États-Unis. Mais son importance a été revue à la hausse continuellement ces dernières années par Washington et elle occupe désormais une place particulière dans la politique étrangère et notamment la politique anti-terroriste de Barack Obama. Ainsi en 2012 le département d’Etat identifiait quatre organisations terroristes en Afrique sub-saharienne ; en 2015, 12.

Le continent africain constitue le terrain privilégié de mise en œuvre de la réorientation stratégique engagée par Obama, comme « laboratoire » de la nouvelle approche dite d’empreinte légère (light footprint) et de leadership en retrait définie dans les derniers documents stratégiques américains. Elle repose en particulier sur l’usage des drones, des forces spéciales et autres modalités discrètes d’intervention, l’importance de la surveillance, enfin l’appui sur les partenariats – toutes choses symptomatiques d’une approche ou même « doctrine » Obama en matière d’interventions militaires.

En 2014, AFRICOM, le commandement militaire américain pour l’Afrique, dernier-né des commandements régionaux opérationnels (créé en 2007), a mené en Afrique 68 opérations, 11 grands exercices militaires conjoints et 595 « activités de coopération dans le domaine sécuritaire ». Le commandement d’AFRICOM est localisé à Stuttgart, comme EUCOM. Il comporte 2000 personnes, dont 40% de civils. Le nombre de militaires américains présents sur le terrain en Afrique varie entre 5000 et 6000 hommes selon les opérations en cours. La principale base se trouve à Djibouti. Preuve de l’importance de la base pour AFRICOM, le bail de Camp Lemonier a été renouvelé pour vingt ans en mai 2014, pour un coût estimé à environ 70 millions de dollars par an, avec 1 milliard supplémentaire voté pour des travaux d’amélioration (nouvelle piste à Chabelley). AFRICOM travaille notamment avec les attachés de défense dans pays africains mais aussi plus particulièrement avec des « bureaux de coopération sécuritaire » créés par AFRICOM en 2007 et installés dans les ambassades américaines dans pays africains concernés : 9 en 2007, 34 en 2014.

Priorités de la politique de défense américaine en Afrique : À court terme, le contre-terrorisme et la lutte contre Al-Qaïda et les groupes affiliés à l’EI, l’enjeu étant de bien distinguer les menaces aux intérêts américains et les menaces aux alliés des États-Unis, distinction qui détermine la hiérarchie des priorités. À long terme, la mission d’AFRICOM est de former les armées locales à répondre aux crises et aux menaces transnationales, plus précisément : priorité construction et renforcement des institutions de défense (Defense Institution Building), nouveau terme à la mode (remplace RSS ou réforme des secteurs de sécurité).

AmadouKane Gal Bolduc US Senegal

La montée des pays africains dans le top 15 des pays bénéficiaires de l’aide américaine est indéniable depuis quelques années, notamment concernant le Nigeria, qui passe devant l’Irak dans la requête 2014, ainsi que le Kenya et la Tanzanie. Cette évolution est tout particulièrement flagrante si l’on considère uniquement l’assistance militaire, avec l’Éthiopie, l’Afrique du Sud figurant parmi les grands bénéficiaires, mais aussi la Somalie, la Mauritanie et le Tchad (dans ces derniers cas, les chiffres absolus sont beaucoup moins élevés, mais il faut rapporter à la taille des pays). De même, pour les programmes d’entraînement et formation, il faut garder en tête la taille des pays et de leurs forces armées : il faut alors ajouter parmi les bénéficiaires importants le Burundi, l’Ouganda, le Ghana et la Sierra Leone. En tête en volume : Tanzanie, Kenya, Nigeria, Ethiopie, Mozambique, Afrique du Sud, Sud Soudan, Ouganda (plusieurs centaines de millions de dollars annuels). TOTAL assistance à la sécurité : 2,3 milliards dollars en 2016 pour l’Afrique. Aide administrée par seul Pentagone : augmentation récente encore plus spectaculaire : 179 millions en 2015 1,4 milliards pour 2016, soit une augmentation de 775% de 2014 à 2016.

Cette évolution n’est pas sans risques. Les Etats-Unis sont en effet en train de nouer des partenariats de plus en plus étroitement (et essentiellement) sécuritaires avec la plupart des pays d’Afrique. Le risque est de se trouver entraînés du soutien sécuritaire au soutien politique, et loin des objectifs affichés en termes de défense des libertés politiques et religieuses et de promotion des institutions démocratiques, au vu de l’évolution de la situation dans plusieurs pays du continent. Et de refaire les mêmes erreurs qu’au Moyen-Orient par exemple, avec des conséquences qui peuvent être dramatiques voire contre-productives sur le long terme.

Le leadership « en retrait »

L’intervention en Libye a été la première intervention militaire décidée et menée entièrement sous le commandement de Barack Obama, un aspect essentiel par rapport à la volonté affichée par le président démocrate de « mettre fin à une décennie de guerre » et en particulier d’éviter tout nouvel engagement américain au Moyen-Orient. Ces éléments jouent un rôle déterminant dans la définition des modalités de la participation des États-Unis, en rupture avec la pratique antérieure. Cadre réutilisé pour lutte contre l’EI depuis 2014, même si contraintes et contexte ont changé. Différence majeure : dans la grande coalition internationale contre l’Etat Islamique en Irak et Syrie, les Etats-Unis assument dès le début l’essentiel des sorties et des frappes (à noter qu’aujourd’hui Obama considère l’intervention libyenne comme sa plus grande erreur de politique étrangère).

L’expression « leading from behind » en est venue à symboliser l’intervention américaine en Libye. La formule est employée pour la première fois dans un article de la revue The New Yorker datée du 2 mai 2011, par un conseiller (resté anonyme) du président cité par le journaliste Ryan Lizza. Cette formule inédite est utilisée pour décrire « une définition différente du leadership », qui exprime également deux principes nouveaux et non-dits : le déclin relatif de la puissance américaine, avec l’ascension de rivaux comme la Chine, et le fait que les États-Unis sont « mal-aimés » dans de nombreuses parties du monde. « La défense de nos intérêts et la diffusion de nos idéaux requièrent donc désormais discrétion et modestie en plus de notre puissance militaire », ajoute le conseiller –une bonne description de la philosophie générale de Barack Obama en politique étrangère.

L’expression d’un leadership « en retrait » sonne mal aux oreilles d’un peuple qui fait de la capacité de commander et d’entraîner les autres à sa suite la qualité suprême dans tous les milieux, et avant tout en politique (« ça ne fait pas très John Wayne »). Pour les néoconservateurs comme Charles Krauthammer, « ce n’est pas du leadership, c’est une abdication ». Pour les républicains, cela symbolise tout ce qu’ils reprochent à Obama : renoncement au leadership américain dans le monde, acceptation du déclin et donc abdication face au reste du monde.

En réalité, le leadership en retrait, s’il a été très critiqué par les élites politiques, a en revanche été largement validé par l’opinion américaine. Cf. étude Chicago Council on Global Affairs, dont l’édition 2012 accorde toute une partie à la Libye « un modèle pour de futures interventions ? » : 72% des Américains estiment que les États-Unis ont fait le bon choix en ne s’impliquant pas en première ligne en Libye (et 19% pensent que les États-Unis n’auraient pas dû participer du tout). On soulignera surtout deux autres aspects déterminants : zéro mort américain, et un coût limité pour la contribution américaine (1,1 milliard de dollars, une goutte d’eau quand l’Irak a coûté plus de mille milliards de dollars). Obama aura aussi réussi l’exploit de mettre en œuvre, par la force si l’on peut dire, le partage du fardeau réclamé depuis longtemps à Washington tout particulièrement vis-à-vis des alliés européens de l’OTAN : pour la première fois en Libye, ce sont les Européens qui ont pris en charge l’essentiel des opérations de combat lors d’une intervention dans leur environnement immédiat et concernant donc leurs intérêts nationaux avant ceux des Américains.

obama africa map

Rééquilibrage des priorités régionales

L’autre pilier de la réorientation de la politique de défense engagée par Obama passe par une redéfinition des priorités régionales, et avant tout le pivot ou rééquilibrage vers l’Asie Pacifique, avec en ligne de terme le pays que le président Obama considère comme le seul rival à la taille de l’Amérique, la Chine. Cette priorité sous-entend une mise à distance du Moyen-Orient, et supposait également une maturité européenne – avec des Européens capables de prendre en charge leur sécurité – battue en brèche par le retour de la puissance russe.

Pivot vers l’Asie

L’Asie a été dès le premier mandat la priorité affichée de l’administration Obama, le « pivot » (ou rééquilibrage pour moins heurter les Chinois) constituant la première priorité de la politique étrangère, une réorientation envisagée sur le long terme, notamment pour le Pentagone. On le voit en particulier dans les priorités en termes de recherche-développement de nouveaux systèmes d’armes, à horizon de plusieurs décennies. Car dans l’esprit du président américain, la Chine est le seul adversaire à la mesure des Etats-Unis, n’en déplaise à Poutine (et cela lui a clairement déplu), même s’il s’agit là d’une perspective à plus long terme. Malgré les gesticulations partisanes, le pivot devrait être poursuivi quelque soit le prochain président, la priorité à l’Asie étant l’une des rares positions partagées par l’ensemble des acteurs politiques.

Les piliers du pivot sont :

Coordination accrue avec les alliés traditionnels (Japon, Corée du Sud, Philippines, voire Thaïlande et Singapour) ;

Accroissement de la coopération avec l’Inde, l’Indonésie, le Vietnam, et la Birmanie ;

Relations constructives avec la Chine,

Engagement renforcé avec les organisations régionales (ASEAN, East Asian Summit).

Quelques chiffres sur le pan militaire du pivot :

9 milliards supplémentaires pour PACOM, acteur majeur du pivot considéré comme succès ;

Présence militaire américaine passée de 244 000 à 266 000 hommes dans la région ;

L’US Navy a déployé des forces additionnelles avec deux destroyers supplémentaires au Japon et un second LCS à Singapour ; de manière générale, le nombre de bâtiments de la Pacific Fleet est resté inchangé (152) ;

Les Marines ont créé la force rotationnelle de Darwin au nord de l’Australie, accroissant l’entraînement bilatéral ;

L’US Army a déployé des unités pour plusieurs exercices à travers la régions, le montant pour la coopération de sécurité depuis 2011 a doublé passant à 30,5 milliards de dollars ;

Présence accrue de la force aérienne pour l’US Pacific Fleet avec nombre d’avions des Marines passé de 416 à 630 et ceux de la Navy de 1056 à 1111 ;

Sondages Pew montrent que plus de la moitié des habitants des pays de l’aire PACOM sont favorables à la présence accrue des forces américaines, à l’exception de la Malaisie.

Parmi les réussites de l’administration Obama, on pourra mentionner tout particulièrement l’approfondissement des liens avec plusieurs alliés dans la région : Australie, Philippines, Japon ; mais aussi non alliés comme Vietnam ou encore Birmanie, Indonésie. Sous la direction d’Obama, le Pentagone et PACOM en particulier (le commandement militaire est un acteur important dans la région) ont fait preuve de fermeté face à Pékin en mer de Chine méridionale comme orientale. MAIS : un article titre récent de Foreign Affairs avait cette formule frappante : « la Chine construit des îles artificielles plus vite que les Etats-Unis ne gagnent des alliés ». Il est certain que depuis l’arrivée du président Xi Jinping aux commandes, la Chine a une politique étrangère plus affirmée et revendique son statut de grande puissance. Dans son « étranger proche » mais aussi en Afrique où elle vient de signer un bail pour une base militaire à Djibouti (première base militaire chinoise à l’étranger, perspective qui inquiète d’ailleurs les Américains en raison de la proximité avec leurs propres installations. La domination américaine dans le Pacifique est sans doute comptée et la compétition entre les deux géants est appelée à s’accentuer, même si leur affrontement direct reste pour l’instant limité aux domaines du cyber et du spatial.

Les derniers événements montrent d’ailleurs un durcissement des deux côtés autour de la mer de Chine du Sud, où la Chine entend affirmer ses prérogatives, alors que les Américains refusent de lui laisser le champ et multiplient les patrouilles en défense de la liberté de circulation. Le Pentagone vient de dispatcher ce que l’on peut décrire comme une petite armada dans la région, après l’installation par la Chine de missiles dans les îles artificielles récemment construites. Pour l’instant la Maison Blanche freine des amiraux de PACOM qui souhaitent en découdre davantage – mais quel sera l’attitude du prochain président américain ?

Moyen-Orient : désengagement relatif, influence historiquement faible

L’influence et l’engagement des Etats-Unis au Moyen-Orient sont certainement historiquement faible, peut-être au point le plus bas depuis 1945. C’est une conséquence des choix stratégiques d’Obama, résultant à la fois de la priorité à l’Asie et de l’analyse (on pourrait dire du traumatisme) de la guerre d’Irak (un traumatisme qui s’explique puisque la guerre a coûté aux US 1600 milliards de dollars et fait 6900 morts parmi les soldats américains pour un résultat catastrophique).

Obama a voulu « mettre à distance » le Moyen-Orient. Cette notion impliquait aussi que Washington acceptait un plus haut degré de volatilité et de conflictualité dans la région, et un moindre contrôle sur ses partenaires et sur les événements en général. Il est indéniable aujourd’hui que ce désengagement américain a créé un vide qui a été comblé notamment par l’Iran et la Russie mais aussi par le groupe Etat Islamique, et par l’Arabie Saoudite et les émirats (je pense au Yémen). Obama avait une priorité claire depuis le début, l’Iran : Il est encore trop tôt pour juger du bien-fondé du raisonnement d’Obama et donc du caractère historique (de l’accord avec l’Iran). Pour Obama, il s’agissait avant tout de réintégrer l’Iran dans la communauté internationale afin de pouvoir l’associer au règlement du chaos ambiant (désengager les US en réimpliquant l’ensemble des acteurs locaux).

Pour autant on ne peut parler de retrait mais plutôt de désengagement, car il faut quand même rappeler que la présence militaire américaine dans la région reste très forte (45 000 hommes pour l’ensemble du Moyen-Orient, dont 35 000 hommes dans le Golfe, 40 navires de guerre, les équipements les plus récents), ventes d’armes record, coopération militaire renforcée etc.

Il faut rappeler encore une fois que Obama a été élu pour mettre fin aux guerres de Bush et que son postulat de base est celui de la moindre importance du Moyen-Orient pour les Etats-Unis. Depuis 2014 il a certes réinvesti militairement les Etats-Unis dans plusieurs zones de conflits de la région, mais de manière volontairement limitée : pour aider les Kurdes d’Irak, alliés des Américains depuis 1991 (empêcher la chute d’Erbil en août 2014), puis en réaction aux décapitations des journalistes américains (en septembre 2014). Mais il est toujours resté fidèle à sa ligne directrice – intervention américaine en coalition, sans troupes américaines combattantes au sol, sans leadership trop apparent (les mauvaises langues diraient sans leadership tout court) ; et privilégiant une approche par procuration, avec donc surtout les Kurdes (d’Irak et Syrie), et quelques rebelles syriens (plutôt entraînés par la CIA car le programme du Pentagone n’a pas eu les résultats escomptés). Pour autant, à l’approche de la bataille décisive de Mossoul, les Marines et forces spéciales US se rapprochent des zones de combat, tandis que les bases de la guerre précédente sont réutilisées…

Europe : les Etats-Unis face au retour de la Russie

En Europe, Obama a péché par un excès d’optimisme… La dernière requête budgétaire inclut un quadruplement des dépenses de défense des États-Unis en Europe (European Reassurance Initiative, initiative de réassurance créé en 2014 après débuts guerre Ukraine). C’est avant tout la reconnaissance de l’évolution majeure du contexte sécuritaire suite à la guerre en Ukraine et à la résurgence de la Russie ; c’est également une réponse à la nouvelle stratégie de théâtre de EUCOM (Oct 2015) face au « changement négatif le plus profond dans l’environnement européen de sécurité depuis la fin de la guerre froide ». La Russie en Europe n’est plus désormais considéré comme un partenaire, mais comme un adversaire qui doit être contenu. Fin de la réduction des effectifs militaires américains en Europe, réduction constante depuis fin GF. Les chars sont revenus en 2015. Par ailleurs, la marine US a récemment rouvert sa base aérienne de la GF en Islande pour surveiller et traquer les sous-marins russes dont l’activité est devenue plus intensive ces derniers temps. Donc on assiste aujourd’hui à un retour au rôle historique (depuis 1945) des Etats-Unis comme acteur majeur de la sécurité en Europe, ce qui revient à reconnaître que les pays européens ne peuvent pas être « fournisseurs de leur propre sécurité ».

En tout état de cause, peu importe qui est le prochain président américain (cela devient un peu plus incertain si Trump ou Sanders est élu), certaines choses sont des caractéristiques constantes de la politique étrangère américaine, en particulier : l’Europe comme base essentielle pour le déploiement de forces américaines dans le monde, et tout particulièrement là où se déroulent encore aujourd’hui des crises majeures : Moyen-Orient, Afrique du Nord, et maintenant Afrique sub-saharienne également.

En conclusion,

Cette nouvelle forme d’interventionnisme américain ressemble fort non pas à la « fin d’une décennie de guerres » mais plutôt au début d’une nouvelle ère d’opérations permanentes, une guerre préventive permanente mais sous le radar (quoique). Certes, Obama a extrait son pays de guerres terrestres massives et désastreuses, mais ne l’a-t-il pas impliqué dans de nouveaux conflits dans lesquels l’Amérique ne se serait peut-être pas engagée si elle n’avait eu des outils rendant ses interventions plus faciles, car moins visibles et coûteuses ?

 

Voir aussi ce post plus récent: « Retenue stratégique et light footprint: un bilan d’Obama en chef de guerre »