Alors que Barack Obama s’apprête à faire une nouvelle visite en Arabie Saoudite, la relation spéciale entre Washington et Riyad traverse une période de turbulences – et l’article sur « la doctrine Obama » paru il y a quelques semaines dans la revue américaine The Atlantic n’a rien arrangé.

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Certes, tous les documents officiels américains, qu’ils émanent du Pentagone, du département d’Etat ou du Congrès (cf. dernier rapport du CRS) insistent sur une relation bilatérale resserrée entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, relation qui s’appuie en particulier sur :

  • Des ventes d’armes record (d’une valeur de 110 milliards pour la période 2010-2015),
  • Une coopération militaire (notamment entraînements et exercices conjoints, relation mil-to-mil) ancienne et approfondie,
  • Une coopération sécuritaire bilatérale renforcée, en particulier dans le contre-terrorisme (un haut-responsable américain parlant de « partenariat stratégique »)
  • Et des préoccupations partagées, notamment concernant Al Qaeda et l’Etat Islamique.

On note également les gestes récents, comme le soutien saoudien exprimé en septembre 2015 à Washington à l’accord sur nucléaire iranien, et le soutien américain apporté à Riyad dès le début de son intervention au Yémen – les deux étant évidemment liés. Sur le Yémen, on peut souligner quelques réticences et précautions de langage côté américain : ainsi la cellule conjointe américano-saoudienne pour l’échange de renseignements et le ciblage des frappes aurait évolué pour accroître la « supervision » américaine sur le choix des cibles (même si le discours officiel du DoD demeure this is not our war).

Par ailleurs, il faut rappeler également que la vraie rupture dans la relation américano-saoudienne a eu lieu à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et la tonalité actuelle anti-saoudienne (dans certains secteurs du Congrès, dans certains médias avec des articles qui dénoncent un consensus pro-saoudien à Washington) n’est rien par rapport à ce qu’on observait dans les années 2002-2003.

MAIS il reste que le président Obama a, par ses projets concernant l’Iran, bousculé de nouveaux aspects de la posture américaine au Moyen-Orient et donc de la relation américano-saoudienne. On pourrait dire plus précisément qu’il a d’emblée tiré les conséquences de la rupture provoquée par l’invasion irakienne décidée par son prédécesseur (considérée avec raison par Riyad comme un cadeau à l’Iran). D’autant que Obama a toujours eu des convictions personnelles fortes sur l’Arabie Saoudite et la région en général, comme l’a rappelé l’article récent de Jeffrey Goldberg sur « la doctrine Obama » dans The Atlantic, dont je voudrais citer ici quelques éléments.

Nos « soi-disant alliés » :

Pour mémoire, dans son premier discours important de politique étrangère en 2002, le discours contre les « guerres stupides », Obama avait également parlé du Moyen-Orient et en particulier de « nos soi-disant alliés au Moyen-Orient, les Saoudiens et les Egyptiens » pour critiquer la politique de Bush :

Let’s fight to make sure our so-called allies in the Middle East, the Saudis and the Egyptians, stop oppressing their own people, and suppressing dissent, and tolerating corruption and inequality, and mismanaging their economies so that their youth grow up without education, without prospects, without hope, the ready recruits of terrorist cells.

Cela éclaire aussi la rapidité avec laquelle Obama a décidé de lâcher Hosni Moubarak en janvier 2011, et l’impression désastreuse que cela avait laissé aux Saoudiens.

TheAtlantic ObamaDoctrine CovPour revenir à l’article de Goldberg, son analyse est centrée en particulier autour du 30 août 2013 et de la fameuse décision de ne pas bombarder Assad. Pour ce journaliste qui connaît bien Obama après avoir passé d’innombrables heures à discuter avec lui (ce n’est pas son premier article sur la politique étrangère d’Obama), il s’agit d’un épisode-clé pour comprendre la vision du président américain et ses convictions profondes (et c’est la clé pour comprendre la politique étrangère d’une administration dont le président est son principal conseiller en la matière et qui a concentré la décision de politique étrangère au sein de la Maison Blanche).

Deux clés d’interprétation qui sont liées : la volonté d’Obama d’aller contre un certain consensus dominant à Washington, sur la politique étrangère américaine en général (en gros, le recours à des frappes militaires comme solution à toute crise), et sur le Moyen-Orient en particulier.

La décision ou non-décision d’août 2013 exprimerait donc la remise en cause de ce double consensus, refus « de voir la puissance militaire américaine utilisée par des alliés ‘pénibles et frustrants’ pour leurs propres intérêts » (propos visant en particulier Saoudiens et Turcs). On voit dans l’article un président satisfait d’avoir su résister à ces pressions, au diktat de l’establishment washingtonien, et Goldberg raconte que l’administration Obama est largement hostile à cet establishment des think tanks, considéré comme trop pro-sunnite :

I’ve heard one administration official refer to Massachusetts Avenue, the home of many of these think tanks, as “Arab-occupied territory.”

Au fond, ce qui transparaît dans cet article (et n’est pas nouveau), c’est un président américain qui n’apprécie pas beaucoup les Saoudiens : cf. cet échange avec le Premier ministre australien :

“Aren’t the Saudis your friends?,” Turnbull asked.

Obama smiled. “It’s complicated,” he said.

Goldberg souligne aussi qu’Obama critique souvent le traitement des femmes en Arabie Saoudite, et plus généralement le financement d’une version de l’islam qui par exemple a bouleversé l’Indonésie (où il a grandi en partie mais dont il ne reconnaît plus la pratique de l’Islam, dit-il).

Au-delà, ce qui sous-tend toute l’analyse d’Obama, c’est d’abord la nécessité pour les Etats-Unis de se tourner vers l’avenir c’est-à-dire vers l’Asie (le pivot) ; et de mettre à distance le Moyen-Orient. Cette mise à distance s’appuie sur la réintégration de l’Iran comme acteur au Moyen-Orient, puisque Obama a fait dès le début de son mandat le pari d’un Iran acteur responsable pouvant contribuer positivement à la résolution des multiples crises qui déchirent la région (ce que Saoudiens comme Israéliens d’ailleurs jugent totalement naïf). C’est ce que certains décrivent comme une stratégie réaliste de « offshore balancing » ou équilibrage à distance.

Elle se traduit, dans le Golfe comme dans d’autres régions du monde, par l’encouragement, ici à l’Arabie Saoudite et aux pays du CCG, à prendre en charge plus de responsabilités régionales (transfert du fardeau, comme ailleurs, de l’Europe à l’Asie). Une stratégie qui s’appuie également sur une intensification des ventes d’armes et de la coopération de défense, ainsi que sur la défense anti-missile. On est bien dans le cadre de la réorientation stratégique engagée par Obama avec l’accent sur une empreinte américaine plus légère et le développement des partenariats et alliances (et il faut reconnaître qu’il n’a pas dévié de cette ligne en dépit des critiques).

US President heads high profile delegation to Saudi Arabia

Je terminerai simplement en soulignant deux points :

  • Il y a des deux côtés des voix qui soulignent la divergence croissante des intérêts entre les deux pays et la nécessité d’une réévaluation en profondeur de la relation bilatérale ; il faut suivre notamment ce qui se passe au Congrès américain (dont certains critiquent la relation américano-saoudienne, tandis que d’autres vont rassurer les alliés arabes de Washington) ;
  • Enfin, il n’est pas certain que cette tentative de révolution d’Obama face à l’establishment de Washington survive au-delà de sa présidence.