J’ai écrit, avec Martin Quencez, une tribune pour Le Monde, alors que débutent les primaires démocrates. Vous pouvez la lire ici, en voici également un aperçu ci-dessous:

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La ritournelle semble s’imposer dans le débat français : Trump ne serait que la continuation d’Obama en politique étrangère, les deux étant le produit d’une Amérique fatiguée des « guerres sans fin », déçue par des alliés ingrats, aspirant à se recentrer sur elle-même pour affronter le seul adversaire à sa mesure : la Chine. Dans cette vision, Trump représenterait la nouvelle normalité américaine, une évolution que la France aurait comprise avant les autres, et à laquelle il faudrait s’adapter sans plus attendre.

L’analyse est intéressante dans ce qu’elle révèle des priorités françaises, mais elle reste réductrice. Plus grave, elle risque de devenir déterministe si elle fait du trumpisme le seul horizon d’une politique américaine pourtant bien incertaine. Cette vision est d’ailleurs loin d’être partagée par nos partenaires européens, ce qui nuit à notre capacité d’entraînement pour construire une Europe souveraine.

Une continuité Obama-Trump ?

Pour autant, elle ne manque pas d’arguments. La présidence Trump est bien l’incarnation d’une Amérique qui s’interroge sur les objectifs de sa politique internationale et sur son rôle dans le monde. Les doutes et les divisions quant aux interventions militaires, au rôle des alliés, et à la possibilité d’un « désengagement » traversent les deux grands partis. Il faut reconnaître à Donald Trump d’avoir provoqué le plus large débat américain sur la politique étrangère depuis plusieurs décennies. D’autres éléments de continuité existent entre les présidences Obama et Trump : critique de l’establishment washingtonien en matière de politique étrangère, insistance pour un nouveau partage du fardeau transatlantique, réorientation des priorités vers la Chine, et volonté de mettre fin aux engagements militaires de longue durée au Moyen-Orient.

Une vision qui peut cependant devenir simplificatrice et, à terme, conduire à de mauvaises interprétations et anticipations. D’abord, parce que la continuité Obama-Trump est plus complexe qu’il n’y paraît, et qu’elle ne saurait prédire des choix futurs des administrations américaines. En France, le traumatisme de l’été 2013, lorsque la « ligne rouge » fixée sur la Syrie n’a pas été respectée par Barack Obama, est perçu comme l’illustration-clé d’une volonté de « retrait » des Etats-Unis, qui continue aujourd’hui sous Donald Trump. Cet épisode n’a pas la même valeur dans l’analyse que font nos voisins européens. Car si les politiques étrangères d’Obama et de Trump font écho aux mêmes inquiétudes dans la population américaine, l’ancien et le nouveau président ne partagent pas la même analyse du monde, et ne proposent pas la même réponse.

Deux visions du multilatéralisme

Alors que Barack Obama souhaitait renforcer le système d’alliances pour permettre aux Etats-Unis de réduire leur implication directe dans les crises géopolitiques, Donald Trump souhaite, lui, libérer son pays du poids et des contraintes de ces alliances car elles forcent les Etats-Unis à agir contre leurs intérêts. Pour Obama, le multilatéralisme devait faire partie de la solution ; pour Trump, le multilatéralisme est le problème.

En outre, les choix de politique étrangère de Donald Trump ne font pas consensus aux Etats-Unis. Il reste un leader singulier dans l’histoire du pays. La personnification de la relation franco-américaine autour du « couple » Macron-Trump a participé à gommer, en France, les nuances du débat stratégique américain, au risque de sous-estimer les spécificités de la présidence Trump. Son hostilité au projet européen et au multilatéralisme en général, son approche purement transactionnelle des questions économiques et sécuritaires, et son désintérêt assumé pour la défense des droits de l’homme ne seront pas nécessairement repris par une autre administration. Au contraire, un démocrate élu après Trump cherchera d’abord à restaurer le leadership, et surtout, le standing américains dans le monde : les alliés démocratiques et respectant l’Etat de droit seront cajolés, et dans le cas d’un élu progressiste, les pays perçus comme les alliés personnels de Trump (l’Arabie saoudite, Israël, mais aussi la Pologne ou la Hongrie) seront particulièrement visés.

En concevant un trumpisme de temps long, la France s’est mieux préparée à la possibilité d’une réélection de Donald Trump que beaucoup de ses voisins. Il est probable qu’un Trump réélu irait encore plus loin dans la remise en question des alliances et de l’architecture internationales, et l’on peut envisager un retrait américain de l’Organisation mondiale du commerce ou de l’OTAN. Mais les résultats des élections de novembre 2020 resteront incertains jusqu’au bout, et la France ne doit pas sous-estimer les conséquences potentielles, pour l’Europe, d’une victoire démocrate. La nouvelle administration aurait pour priorité de s’opposer à l’héritage de Trump et pourrait notamment faire des choix différents pour la coopération en Afrique et au Moyen-Orient, le soutien aux initiatives de l’Union européenne dans le domaine de la défense, et la promotion du multilatéralisme à l’échelle mondiale ; la diplomatie climatique redeviendrait une priorité. Ceci constituerait une opportunité à ne pas manquer.

Il faut donc complexifier notre analyse de la politique américaine en gardant toutes les options ouvertes. La politique américaine est d’abord marquée par son extrême polarisation. L’instabilité en est une des conséquences majeures et la France doit se préparer à différents scénarios après 2020. Plus qu’une réponse à Donald Trump et au trumpisme, la souveraineté européenne devrait donc se concevoir comme un moyen de défendre nos intérêts dans un contexte de grande incertitude dans la politique étrangère des Etats-Unis. Cette nuance rendra le discours français d’autant plus crédible aux yeux des partenaires européens qui restent divisés quant à la réponse à apporter à la crise transatlantique actuelle.