J’ai participé le 23 mai au Congrès annuel des Américanistes (AFEA, Association française d’Etudes Américaines), dont le thème était cette année « Etats-Unis : modèle, contre-modèles… fin des modèles ? ».

J’y ai présenté un volet de mes travaux actuels sur l’évolution du rôle américain dans un système international en pleine mutation, où le leadership des Etats-Unis est de plus en plus bousculé.

Voici la première partie de ma présentation intitulée « L’impossible consensus sur le rôle international des Etats-Unis : la fin du siècle américain ? »; la seconde suivra bientôt.

Freedom Train 1976

Cette présentation se veut une interrogation sur l’internationalisme américain inauguré après la Seconde Guerre mondiale et plus précisément sur l’un de ses fondements : le consensus national, au sens de l’appui indispensable du peuple américain (et du Congrès), éléments essentiels du modèle américain en politique étrangère. Cette importance est liée à la particularité du modèle, en ce sens qu’il définit pour les Etats-Unis une posture au monde qui est aussi une définition d’eux-mêmes.

Dans un premier temps j’essaierai de définir plus précisément les origines de ce modèle ainsi que ses fondements et principales caractéristiques, pour pouvoir évaluer dans un second temps les continuités et les ruptures, à partir du constat (définissant cet atelier sur « les Etats-Unis et le monde ») que le leadership américain est de plus en plus bousculé aujourd’hui.

Il s’agit donc d’essayer de comprendre pourquoi et comment, en observant notamment les bases du modèle et ce qui l’a rendu possible depuis 1945. On verra notamment que, si certains fondements du modèle sont devenus structurels (national security state), d’autres, en particulier le soutien de la population américaine, subissent une érosion qui pourrait aboutir à sa remise en cause.

D’où cette question : est-ce la fin du « siècle américain » défini en 1941 par Henry Luce et donc d’un certain modèle de l’activisme des Etats-Unis à l’international ?

Première partie : Qu’est-ce que le modèle américain en politique étrangère ?

En 1945, les Etats-Unis assument (enfin) un rôle international à la mesure de leur prépondérance économique et commerciale (vraie depuis le tournant du siècle), et militaire (établie par la Seconde Guerre mondiale).

Naissance et origines de l’internationalisme américain

L’internationalisme américain est né avec la présidence de Theodore Roosevelt, avec l’expansion vers le Pacifique. Avec TR apparaît la notion d’une Amérique si ce n’est déjà gendarme du monde du moins d’une partie, en partage avec les Européens (DELAHAYE RICARD – voir la bibliographie en fin de texte).

Suit en 1918 l’internationalisme de Wilson, celui des 14 points et de la SDN – mais dont la réalisation devra attendre puisque le sénateur Henry Cabot Lodge y met un coup d’arrêt avec le refus du Congrès de ratifier le Traité de Versailles, inaugurant un désengagement relatif puis la dernière période d’isolationnisme américain dans les années 1930.

LIFE_AmericanCenturyEn 1945, dans la foulée de la victoire contre l’Axe, l’interventionniste américain est désormais assumé et ouvre le « siècle américain » décrit par Henry Luce, fondateur du magazine Life et ardent promoteur de l’internationalisme américain. C’est la naissance d’un modèle américain « nouveau », sorte de fusion des deux modèles classiques représentés par Theodore Roosevelt et Woodrow Wilson, donc des deux traditions idéaliste (Wilson) et réaliste (TR) en politique étrangère (KISSINGER, HASSNER/VAISSE).

Ce nouveau modèle voit dans la diffusion du modèle libéral politique et économique américain la solution pour un monde stable et prospère : les Etats-Unis vont se faire les architectes d’un Nouvel ordre mondial censé promouvoir la démocratie libérale et ainsi assurer la paix.

L’exportation du modèle politique (démocratie) et économique (capitalisme libéral) américain devient la base de l’internationalisme américain de l’après-1945 : il se décline avec le plan Marshall et l’élaboration de tout un système d’aide extérieure, la pérennisation et l’approfondissement d’un appareil étatique de sécurité national, la création de l’architecture du système international actuel avec l’ONU, la Banque mondiale, le FMI, auxquels les Etats-Unis s’intègrent, et un système d’alliances couvrant une grande partie du globe, dans lequel Washington s’insère également, pour la première fois de l’histoire du pays. C’est donc un modèle qui mêle hard et soft power, pouvoir de contrainte mais aussi d’attraction, le tout sous leadership américain.

Le modèle repose sur une analyse des intérêts américains en y intégrant une dose de messianisme qui transforme le crédo classique « city upon a hill » où la nouvelle nation était un exemple, un modèle mais essentiellement passif, en croisade active, qui s’appuie également sur un nouveau nationalisme américain plus musclé et sûr de lui (MELANDRI).

Pour revenir à cette idée de fusion entre les deux traditions, TR et Wilson, on pourrait caractériser ce modèle comme du réalisme avec un habillage idéaliste nécessaire pour s’assurer le soutien de l’opinion américaine (car le modèle rompt avec certaines traditions issues des Pères fondateurs). Ce consensus va être consciencieusement fabriqué par les élites pour entraîner l’adhésion du peuple américain.

Ce nouveau modèle américain va caractériser non seulement la relation de l’Amérique au monde mais aussi la définition de l’Amérique elle-même pour les Américains et le reste du monde, et le Seconde Guerre mondiale, puis le début de la Guerre froide, jouent un rôle fondateur dans cette évolution.

Principaux paramètres du modèle et importance du consensus national

Le nouveau rôle des Etats-Unis dans le monde repose sur plusieurs bases intérieures : c’est la naissance d’un appareil étatique permanent de sécurité nationale (national security State), avec de nombreuses institutions qui naissent dans les années suivant la fin de la 2nde Guerre mondiale : CIA, NSC, Pentagone avec division du globe en commandements militaires régionaux (conservés des combats de 1939-1945), NSA aussi, et bientôt l’ensemble du complexe militaro-industriel auquel Eisenhower fera référence dans son discours d’adieu en 1960. Principale rupture, en 1945, pour la première fois de leur histoire, les Etats-Unis ne démobilisent pas entièrement comme à chaque fin de guerre précédente, et conservent une armée permanente.

Au-delà, 1945 c’est aussi la naissance d’une véritable « grande stratégie », qui repose sur une action coordonnée entre la diplomatie, la politique économique, la propagande, la posture et les capacités militaires, les actions clandestines (LUTTWAK).

Plus encore, et c’est ce qui fait la spécificité du modèle : il fait un lien entre le rôle américain dans le monde et l’identité américaine, redéfinie et promue à travers de nombreux projets de l’après-guerre, d’origine gouvernementale mais pas seulement (entreprises, académiques, philanthropes). Ces initiatives sont destinées à mobiliser l’opinion pour qu’elle soutienne la nouvelle politique activiste.

Exemple, le « Freedom Train », initiative du Justice Department qui enrôle aussi think tanks, secteur privé et Hollywood : convoi qui va sillonner les Etats-Unis, relayé par les médias, avec des documents d’archives (Mayflower Compact, Bill of Rights, Gettysburg address mais aussi le brouillon des 14 points de Wilson, le drapeau d’Iwo Jima) et crée le lien entre la naissance des Etats-Unis et cette deuxième naissance que constitue le nouveau rôle mondial du pays. Au-delà, on voit bien la volonté de promouvoir le lien entre l’identité américaine et la « croisade pour la liberté dans le monde » inaugurée par Truman, slogan repris par le Freedom Train.

Comme en écho, le monde intellectuel et académique va également porter ce même message, à travers le développement et l’expansion du champ des American studies jusqu’aux relations internationales qui prennent leur essor comme discipline, avec de nombreuses initiatives, parfois financées par la CIA (ce que les promoteurs ne savent pas toujours) qui en assurent la diffusion (Salzburg Seminar program en Europe, bourses Fulbright etc.).

Tout cela participe à la construction et à la solidité du consensus qui va soutenir le rôle international des Etats-Unis (BRINKLEY) – consensus de l’opinion et des élites, reflété également, et c’est essentiel aux Etats-Unis, au Congrès, et consensus où la menace représentée par l’Union soviétique joue bien évidemment un rôle fondateur (AMBROSE BRINKLEY)[1].

Bien sûr, le consensus n’est ni donné ni stable et a dû sans cesse être construit, comme le savent tous les spécialistes de politique étrangère américaine. Tous les présidents américains ont dû batailler avec le Congrès pour imposer leurs politiques interventionnistes – voir notamment les travaux de l’historien américain Julian ZELIZER qui a écrit une histoire de la politique étrangère à travers ce prisme des déterminants intérieurs depuis 1945 (ZELIZER). On pourrait dire, à la limite, que le Congrès américain est lui structurellement isolationniste.

C’est ce que Stephen SESTANOVICH de l’Université Columbia appelle l’alternance entre des phases « maximaliste » et des phases de retrait, constante de la politique étrangère américaine depuis 1945 (SESTANOVICH). Ou encore ce que Justin VAISSE décrit comme une alternance cyclique entre extroversion et introversion dans la politique étrangère américaine (DAVID BALTHAZAR VAISSE). Les phases maximalistes sont notamment caractérisées par des interventions militaires de grande ampleur (Corée, Vietnam, Irak et Afghanistan), et suivies par des périodes de désengagement.

Mais il y a indéniablement un consensus général des élites et de l’opinion (comme le montrent les études du Pew Research Center et du Chicago Council) en faveur de l’activisme international qui définit à partir de 1945 le rapport de l’Amérique au monde.

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Lire la deuxième partie : L’exceptionnalisme comme politique étrangère et comme identité américaine – continuités et ruptures de l’après-Guerre froide.

 

BIBLIOGRAPHIE

AMBROSE Stephen E., BRINKLEY Douglas G., Rise to Globalism: American Foreign Policy Since 1938, New York: Penguin Books, 1997 (8th edition).

BRINKLEY Alan, “The concept of an American Century”, in The American Century in Europe, Laurence Moore, Maurizio Vaudagna (dir.), New York: Cornell University Press, 2003.

DAVID Charles-Philippe, BALTHAZAR Louis, VAISSE Justin, La politique étrangère des Etats-Unis : Fondements, acteurs, formulation, Paris : Presses de Sciences Po, 2008.

DELAHAYE Claire, RICARD Serge (dir.), L’héritage de Theodore Roosevelt : impérialisme et progressisme (1912-2012), Paris : L’Harmattan, 2012.

HASSNER Pierre, VAISSE Justin, Washington et le monde : Dilemmes d’une superpuissance, Paris : Autrement, 2003.

HASSNER Pierre, « America Self-Contained », The American Interest, Vol. IX, n° 5, May/June 2014.

KISSINGER Henry, Diplomacy, New York : Simon & Schuster, 1994.

KANDEL Maya, Le Congrès, acteur essentiel de la politique étrangère et de défense américaines, Paris : Cahier de l’IRSEM, 2012.

LUTTWAK Edward N., Strategy: The Logic of War and Peace, London: Belknap, 2001.

MELANDRI Pierre, Histoire des Etats-Unis, Paris : Perrin, 2013.

SESTANOVICH Stephen, Maximalist: America in the World from Truman to Obama, New York: Knopf, 2014.

SNYDER Jack, Myths of Empire: Domestics Politics and International Ambition, New York: Cornell University Press, 1991.

ZELIZER Julian E., Arsenal of Democracy: The Politics of National Security – From World War II to the War on Terrorism, New York: Basic Books, 2010.

 

[1] Sur le soutien et le consensus au Congrès, il faut citer cette anecdote connue sur l’utilisation de la peur en rapport avec la croisade contre le communisme (rapportée ici par AMBROSE BRINKLEY p. 82-83) : “It has often been noted that Americans expect their wars to be grand heroic crusades on a worldwide scale, a struggle between light and darkness with the fate of the world hanging on the outcome. The Truman Doctrine met that requirement. At one of the meetings between the President and the congressional leaders, (Senator Arthur) Vandenberg had warned Truman that if he wanted the public to support containment, he would have to ‘scare hell out of the American people.’ Truman did… and struck a responsive chord with the majority of his countrymen. As they had done on December 7, 1941, so again on March 12, 1947 [Plan Marshall], the American people rallied behind their leader in a cause that transcended national, economic, social, and military interests: the cause of freedom itself.”